Predrag Matvejevitc'
Des Balkans
Celui qui
aborde les Balkans ne tarde pas à se rendre compte de leurs
contradictions. Est-ce une véritable péninsule ou
un large bloc du continent immergé dans le bassin méditerranéen?
L'un et l'autre à la fois ou, selon l'endroit, soit l'un
soit l'autre ? Tant de mers baignent ces côtes - l'Adriatique,
la Ionienne, l'Egée avec, à ses confins, celle que
l’on appelle la Noire et celle, plus petite, dite de Marmara.
Tout le littoral n'est pas maritime. L'arrière-pays est
en majeure partie montagneux. Aucune des cinq mers qui l'entourent
n'avait donné de nom à ces espaces, mais le relief
de leur intérieur: hauteurs que les anciens géographes
appelaient Haemus et catena mundi, que les Slaves ont nommé
"Vieux Mont" (Stara planina), que les Turcs ont traduit
en leur langue par Balkans.
Dans le passé, ils s'appelaient également péninsule
illyrienne, grecque, byzantine et, plus récemment, "la
Turquie européenne": ceci révèle, entre
autres, diverses appropriations ou appartenances de ces territoires.
A la différence de ses cousines apennine et ibérique,
séparées du continent par des chaînes de montagnes,
Alpes et Pyrénées, la presqu'île balkanique
n'offre pas, face à l'Europe centrale, de barrière
difficile à franchir. Pour certains géographes et
historiens, ce sont les cours d'eau - Danube, Save et Kupa - qui
marqueraient des frontières vers le nord et l’ouest.
Quant au littoral, ce seraient, d’un côté,
les golfes de Kvarner (Quarnaro), de Rijeka (Fiume) ou même
de Trieste (cela vaut surtout pour les mappemondes plus anciennes).
De l’autre côté, à l’est, la ligne
que nous hésiterions de tracer passerait probablement à
travers la Dobrugia et s’arrêterait non loin de l’énigmatique
delta danubienne.
Ces
délimitations son relatives et souvent arbitraires. Ceux
qui les proposent ou les ratifient sont rarement en accord les
uns avec les autres. Les tracés qu’ils inscrivent
sur les cartes varient d’une époque à l’autre.
Les Balkans s'identifient souvent à l'Orient de l'Europe,
en fonction de l'angle sous lequel on les observe et du point
de vue que l'on adopte. On a répété à
maintes reprises que, vue du centre de notre continent, cette
«zone de turbulence» commence déjà à
Munich ou à Vienne (on retient la fameuse boutade de Metternich
concernant une Vienne plus balkanique que mitteleuropéenne);
les habitants de ces deux villes déplacent cette frontière
incertaine vers Ljubljana et Zagreb (l’écrivain croate
Miroslav Krle_a en voyait le point de départ au prestigieux
hôtel d' «Esplanade» au centre de cette ville),
alors que les Slovènes ou les Croates eux aussi la repoussent
bien plus à l'Est, vers Belgrade ou Sarajevo, non sans
quelque arrière-pensée. Du côté oriental
de la péninsule, des personnes plus avisés répliquent
parfois que c’est dans les Balkans qu’a pris sa naissance
l’Europe elle-même.
Cette zone est sujette aux grands mouvements telluriques. Les
tremblements de terre y sont fréquents et leurs effets
dévastateurs. Bien des villes de la côte ont été
englouties par les vagues, venant tant de la mer que de l’histoire.
Certaines îles voisines sont disparues ou ont changé
de place depuis les temps immémoriaux, mythologiques. En
maints endroits on croit apercevoir au fond des eaux, à
proximité des rivages, les ruines d'anciens palais, des
ports et des môles à côté desquels gisent
probablement des épaves, remplies de trésors fabuleux.
(Inutile de chercher leurs cargaisons, elles sont déjà
emportées par les pirates appartenant à Dieu sait
quelles ethnies, tribus ou nations.) Les secousses sismiques et
les variations tectoniques qu'elles provoquent ne sont pas en
l'occurrence de simples métaphores. D'aucuns lient ces
phénomènes aux mentalités et aux humeurs
des habitants d'alentour. Plus d'un argument pourrait nous induire
à ce genre d'hypothèses, plus séduisantes
que probables.
La question de la pluralité et de la variété
démographiques est aussi vieille que les Balkans mêmes.
Elle a suscité l'intérêt ou la passion, aussi
bien des savants illustres que des charlatans ordinaires. On évoque
souvent une curieuse recherches faites par le chanoine de _ibenik
(Sebenico) qui portait le nom latin de Georgius Sisgoreus et un
autre, croate, Juraj _i_gori_ (il vivait à l'époque
de la Renaissance, chantant à la fois la gloire de Venise
et recueillant des oeuvres populaires slaves) : cet érudit
a tenté de recenser les peuples ou les tribus balkaniques
utilisant les témoignages que nous ont laissés les
historiens et les géographes de l’antiquité,
afin de présenter les origines, étranges et exotiques,
de nos prédécesseurs: "Enchéléiens
(Encheleae) Himaniens, Peucéniens (Peuciai), selon Calimaque;
Sérètes, Sirapiles, Iasiens (Jasi), Andisetes (ou
Sandisetes), Calophiens (Calophani) et Breuciens (Breuci) selon
Pline; Noriques (Norici), Antintanes, Ardéiens (Ardiei),
Pallariens et Japodes, puis Tribales (Tribali), Daysiens (Daysii),
Istriens (Histri), Libourniens (Liburni), Dalmates (Dalmatae),
Curètes (Croates)", etc. A cette nomenclature s’ajoutent
d'autres Slaves, ainsi que les vieilles populations romanes qu'ils
avaient repoussées, les Illyriens et les Thraces, ancêtres
des Albanais, les Sarmates et les Getes ( Getae), peuplades «féroces
et hirsutes » d’après la description qu’en
fait Ovide pendant son exil dans ces parages, ainsi que les Goths,
les Celtes ou même les Francs qui y furent plus d’une
incursion ; s’y trouvent, en premier lieu, les anciens Grecs,
nos maîtres, sans oublier les Pelasges qui les précédèrent,
et même les Pécénègues, Guègues,
Maniens, Morlaques ou Valaques Noirs (Mauri Volcae), auprès
de tant d'autres qui sont omis faute d'espace dans ce genre d’écrit
ou par une sorte de négligence, voulue ou involontaire,
qui n’est pas rare dans les Balkans.
Les espaces balkaniques sont jonchés des vestiges des empires
supranationaux et des restes des nouveaux Etats découpés
au gré des accords internationaux et des programmes nationaux;
idées de la nation datant du XIXe siècle et idéologies
issues du "socialisme réel" au XXe, héritage
de deux guerres mondiales et d'une guerre froide, vicissitudes
de l'Europe de l'Est et de celle de l'Ouest, relations ambivalentes
entre pays développés et ceux "en voie de développement";
tangentes et transversales Est-Ouest et Nord-Sud, liens et coupures
entre la Méditerranée et l'Europe, l'Union européenne
et "l'autre Europe". Autant de divisions et de failles,
de lignes de partages ou de frontières, matérielles
et spirituelles, politiques, sociales, culturelles et autres.
Certaines parties de ce territoire portent des marques ou des
blessures, infligées aussi bien par l'histoire que par
un passé auquel il n'a pas été donné
d'être réellement historique. Toute volonté
de s'y élargir au détriment de l'autre se révèle
en fin de compte illusoire, ou finit dans la folie nationaliste
: il n'y a pas de place pour une "grande Serbie", une
"Albanie élargie", une Croatie englobant la Bosnie-Herzégovine
ou une Bulgarie s’appropriant la Macédoine etc. La
péninsule est trop réduite pour de telles grandeurs,
incommode pour pareilles ambitions. Ses frontières sont
déjà fixées, dedans et dehors. Les jeux sont
faits.
Aux différences ethniques et linguistiques s'ajoutent celles
de l’imaginaire et des mythologies. Chacun prétend
avoir des racines plus profondes que l’autre, des raisons
plus convaincantes de s’approprier des territoires voisins:
un Etat et un pouvoir qui plongent dans les brumes du passé,
dominant les tribus dispersées alentour. Les événements
réels et leurs représentations fictives se substituent
ainsi les uns aux autres. L’histoire et le mythe se confondent
- les revendications s’appuient tantôt sur le premier,
tantôt sur le second, ou bien sur les deux à la fois.
Les arguments que l’on invoque ou les «preuves»
que l’on fournit sont considérés comme irréfutables
ou même sacrés: d’un côté on se
recommande par le droit historique, de l’autre on se réclame
du droit naturel. Les uns prétendant détenir la
vérité de l’histoire, les autres posséder
le droit absolu. Les Balkans en ont été tant de
fois victimes, bien souvent par leur propre faute.
Le travail des historiens traditionnels a cherché bien
plus les nations qui "arrivent" et "s'installent",
que celles qui se fondent sur place ou s'amalgament avec les indigènes
et les nouveaux venus. Les querelles ou les affrontements qui
en résultent prennent le plus d’intensité,
et le plus d’ambiguïté aussi, au moment où
ces nationalités revendiquent un statut d’Etat (d’Etat-nation)
- pour rattraper les retards et se présenter devant l'amphithéâtre
de la modernité.
D’autres divergences, moins évidentes, s’entremêlent
à ces récits de longue durée. L’une
des plus profondes fractures reste celle qui est provoquée
par le schisme chrétien (1054), divisant Eglises et croyances,
empires et pouvoirs, styles et écritures. Auprès
du fossé qui s'est creusé entre Byzance et latinité,
à l’intérieur du christianisme catholique
et orthodoxe, s'est inséré l'islam. L'Europe et
la Méditerranée se sont scindées et ont éclaté
au sein des Balkans. Dans les conflits qui s’y sont déroulés
- et qui continuent de se produire - la foi a été
généralement absente, mais non pas la discorde religieuse.
Au cours des siècles, cette sorte de différence
créait une constante division parmi les croyants; elle
se transformait en opposition ou en intolérance; celles-ci
engendraient à leur tour l’hostilité ou la
haine; ces dernières devenaient souvent la cause du conflit
ou l’incitation à la violence. On peut suivre ainsi,
d’une phase à l’autre, une évolution,
tantôt dissimulées tantôt portée au
grand jour, de ces dissensions. Elles comportent des contenus
réels, disséminés dans le temps et l’espace,
détachés de leur source religieuse ; inscrits dans
l’inconscient collectif, ils se prêtant à diverses
sortes de manipulations. Les seigneurs de la guerre en ont fait
un usage abondant - et notamment au cours des derniers conflits
en Bosnie, au Kosovo ou en Croatie, qui n’ont eu presque
rien à voir avec les guerres de religion au sens classique
du terme.
La «balkanisation» elle-même est liée
à ces faits qui ne sont pas toujours visibles à
l’oeil nu. La plupart des peuples de cette région
n'ont pas connu de vraies traditions laïques. Il n’y
s'agit pas uniquement d'un défaut de laïcité
à l'égard de la foi: on observe une absence analogue
envers une idée nationale conçue de manière
religieuse et, également, vis-à-vis d’une
idéologie (non seulement nationale) pratiquée en
tant que religion. Ceci est souvent facilité par la transformation
de certains secteurs d’une culture nationale en idéologie
de la nation. La littérature se réduit à
son tour à une "littérature nationale"
au sens étroit du terme. Les énergies de l'individu
et de la collectivité se voient absorbées par le
seul nationalisme. Ces phénomènes se retrouvent
bien au-delà de la péninsule, tout au long des rivages
méditerranéens, et ailleurs.
Ce n’est pas seulement dans les Balkans que l’histoire
s’écrit en premier lieu comme une histoire nationale.
Elle est souvent observée à travers les grilles
de lecture trop particulières, souvent folkloriques ou
épiques. Même une défaite ou une blessure
peut être promue au rang d’ «événements
fondateurs » ou de prendre des proportions démesurées
au niveau de la conscience ou de l’imaginaire, pendant des
siècles. Pour n’en donner qu’un exemple, lié
à l’actualité la plus brûlante, il suffit
de rappeler le cas bien connu du Kosovo. Les questions concernant
son passé, son appartenance ou son statut présent
sont posées très différemment par les historiens
ou les politiciens appartenant aux nations qui y cohabitent et
par ceux dont l’origine n’est ni serbe ni albanaise.
Leurs arguments, même lorsqu’ils partent des mêmes
données, aboutissent généralement à
des conclusions diverses. Cet exemple, et la leçon qu’on
peut en tirer dans l’histoire des Balkans, méritent
de s’y arrêter un instant.
Le passé géologique et la préhistoire ne
posent pratiquement pas de problèmes : le Kosovo fut autrefois
un grand lac dont la nature garde des traces ; le fleuve d’Ibar
a emporté ses eux vers la mer Noire, la rivière
de Lepenac vers l’Egée, laissant autour de leurs
lits des rochers hérissés et, au centre, des vallées
verdoyantes. On trouve dès le moyen âge le nom de
Kosovo polje signifiant « champ des merles » (campus
turdorum). Les ancêtres des Albanais, Illyriens ou Thraces,
y ont habité dès la fin du IIIe millénaire
av. J. – C. Ptolomée signale, au IIe siècle
de notre ère, la présence des Albanoi , entre les
montagnes de l’ancienne Dardanie et de la Macédoine.
Les Slaves (serbes) sont arrivés dans cette région
aux VIe-VIIe siècles après J.-C . , alors parcourue
aussi par des Valaques (en partie descendants des colons romain)
et d’autres peuplades nomadisant à travers les Balkans.
Cet espace est devenu, du XIIe au XIV siècle, le «
cœur » du royaume médiéval serbe: l’Etat
de Rascie ( Ra_ka - ancien nom de la Serbie), après avoir
conquis certaines terres byzantines, s’y établit
en 1180 ; le tsar Du_an, nommé « Le Puissant »
( Silni), fonde sa résidence à Prizren ; l’archevêque
puis le patriarche s’installent à Pe_ et y construisent
le monastère de Gra_anica. Le roi Stephan Uro_ II (1282-1321)
s’intitule «roi de la Serbie, de Dioclea (actuel Monténégro),
d’Albanie et de la côte » - ce qui prouve que
les Albanais y étaient également, mêlés
aux autres sujets du royaume. C’est la situation qui précède
la bataille de Kosovo (1389), dans laquelle les Serbes, en dépit
de l’aide portée par certains voisins balkaniques
(parmi lesquels se trouva aussi un certain nombre d’Albanais),
subirent une grandiose défaite contre la puissante armée
ottomane. « N’ayant pas devant les yeux le souvenir
d’un passé glorieux » (j’utilise en l’occurrence
les recherches de l’historien français Georges Castellant,
spécialiste des Balkans), les Albanais adhérèrent
plus facilement à la foi des vainqueurs et « fournirent
au Sultan un nombre imposant des serviteurs dévoués
». Quant aux Serbes, ils furent contraints à effectuer
une «Grande migration » (Velika seoba) sans abandonner
tout à fait la région.
En 1690, l’armée autrichienne pénétra
jusqu’à Pe_, en distribuant une proclamation aux
«Serbes, Albanais, Mésiens, Bulgares, Illyriens,
Macédoniens et Rasciens» pour les inviter à
se soulever contre les Ottomans. Les Serbes y prirent une part
importante, entraînés par le patriarche Arsenié
III Crnojevi_. Les insurgés durent se replier et émigrer
(les sources pouvant être considérées comme
objectives parlent d’environ 70.000 à 80.000 personnes),
bénéficiant de l’asile qui leur fut accordé
par Léopold Ier dans ses Etats. Ainsi leur nombre au Kosovo
diminua-t-il une fois de plus, assez considérablement.
En 1903, le consulat austro-hongrois de Prizren, recense on ne
sait comment la population et y trouve 45% de Serbes contre 55
% d’ Albanais. Il s’agit probablement d’un chiffre
très approximatif. A la suite des guerres des Balkans,
l’Etat serbe a occupé la région (1912) et
a poursuivi, après la Ier guerre mondiale, une réforme
agraire, privant les anciens propriétaires turcs de leurs
terres et les distribuant aux nouveaux colonisateurs serbes et
monténégrins, au détriment des habitants
albanais qui y demeurent en pauvreté et sans protection.
Par la suite, après la seconde guerre mondiale, le taux
de croissance le plus élevé en Europe que marquait
la population albanaise, enrichie par le travail à l’étranger
après l’ouverture des frontières que pratiquait
l’ex Yougoslavie, poussait les Serbes du Kosovo vers un
lent et inexorable exode: il restait dans la région environ
9O% d’Albanais contre 10 % de Serbes, avant le début
de la toute dernière guerre et la monstrueuse « purification
ethnique » entreprise par les milices de Milo_evi_. Personne
ne dispose de données fiables concernant le moment présent,
au début d’un nouveau siècle et du troisième
millénaire de l’ère chrétienne.
Cette évolution se prête, comme on voit, à
des interprétations fort différentes, selon les
ponts de vue de ceux qui l’observent et en tirent des conclusions.
Dans ce contexte, l’un des sujets est particulièrement
pénible et difficile à aborder : celui de la cruauté,
dont les images prises sur le vif nous ont récemment porté
témoignage. Certains refusent d’en parler pour ne
pas offenser une population dont la majorité n’en
est nullement responsable ; d’autres, originaires de ces
pays, préfèrent se taire en éprouvant de
la honte. Qu'il nous soit permis d'aborder ce triste discours
par l'une des scènes les plus atroces de la littérature
de notre siècle.
Un des premiers chapitres du "Pont sur la Drina", oeuvre
d’Ivo Andritch (écrivain d'origine croate et bosniaque,
d'adoption serbe et de vocation yougoslave, Prix Nobel de littérature)
évoque l'empalement d'un Serbe rebelle sous l'occupation
ottomane : "un pal de chêne, de près de quatre
archines de long, taillé en pointe comme il convient, le
bout ferré parfaitement effilé, enduit de suif";
un homme "empalé comme un agneau sur la broche, sauf
que la pointe ne ressortait pas par la bouche mais dans le dos,
sans avoir gravement endommagé ni les intestins, ni le
coeur, ni les poumons". L'opération requiert la compétence
des "spécialistes" et l’usage des instruments
appropriés - plusieurs marteaux ou maillets qui poussent
progressivement, coup par coup, le pieu dans le corps dénudé,
d'un bout à l'autre, de l’entrejambes vers les omoplates.
Il s'agit d'éviter les lésions des organes vitaux
afin que le supplicié, pour inspirer l’effroi et
donner l’exemple aux autres, survive ainsi quelque jours
: "gonflé et rouge, ressemblant à un masque,
râlant du haut du pal et crachant une écume blanche".
Il faut imaginer des milliers de cas semblables, le long des routes
boueuses des Balkans, au milieu des carrefours tortueux, au cours
des siècles macabres. La souffrance incarnée de
la sorte, "le mal intériorisé" de cette
manière, la révolte ou la vengeance qu'ils suscitent,
tout ceci n’est pas « gardé » ou «conservé
» seulement à l’intérieur du corps ou
au fond de la mémoire, mais aussi quelque part ailleurs
- nous ne savons exactement ni où, ni comment. Les circonstances
réveillent un jour ces états troubles et traumatisants,
les activent sous une forme de résistance ou d'agression,
de sacrifice ou de cruauté même.
On nous apprenait à l’école que c’était
grâce à ces supplices, subis par nos ancêtres,
Vienne n’a jamais été conquise par des hordes
asiatiques, tout comme Venise ou Trieste: que sans ces sacrifices,
il n'y aurait pas eu de Renaissance en Italie ni de prospérité
de la Mitteleuropa. "Nous l'avons payé par notre sang".
Nous avons contribué ainsi à « sauver l’Europe
et sa civilisation». Plus au Nord, ce furent »nos
frères russes » qui interposaient un bouclier analogue,
plus résistant encore, aux cruelles invasions venant des
steppes d’outre-Oural, protégeant ainsi les pays
qui devaient devenir la partie la plus avancée du continent.
Je me souviens de la période de ma jeunesse où je
suivais cet enseignement et acceptais certains de ses arguments
avec un certain orgueil !
Fermons la parenthèse, nous rendant compte à quelle
sorte de conclusions des thèses semblables peuvent conduire.
Certaines expériences tragiques, comme celles qui viennent
d’être évoquées, persistent longtemps
au sein d'une tribu ou d'une nation. Leur survie dépend
des circonstances qui ne sont pas uniquement historiques, et d’autres
conditions, souvent difficiles à déterminer. Si
je le mentionne, ce n’est ni pour justifier qui que ce soit,
ni encore moins pour amnistier n’importe quel comportement.
Les dernières guerres des Balkans ont fait resurgir bien
des raisonnements semblables provenant de diverses annales nationales.
Bon nombre de Serbes ne manquent pas de rappeler non seulement
l’époque tragique de l'occupation turque, mais aussi
les massacres odieux commis par les oustachi croates lors de la
seconde guerre mondiale. Quant aux Albanais, nous avons eu souvent
l’occasion d’entendre les vieux propos sur leurs anciens
us et coutumes, "la levée de sang" (gjakmarrja)
qu'ils pratiquaient ou les vengeances qui sont requises par leurs
"Canons" traditionnels (Kanuni i Lekë Dukagjinit).
De même, plus d’un Croate, ou Bosniaque, ou même
Montégrin invoque la "dictature"ou"l'exploitation"
pratiquées par leur «grand frère» serbe.
Les nationalistes de toutes souches étalent des accusations
réciproques de manière partiale, exagérée,
caricaturale – pour condamner l’autre ou justifier
soi-même. Les esprits qui tentent de s’élever
«au-dessus de la mêlée » sont généralement
considérés comme des « traîtres à
la nation ». Ils sont pour cela punis.
Un passé lointain et de nombreux événements
récents ont laissé dans les Balkans des plaies qui
continuent de saigner. Les expériences acquises sous les
régimes imposés par le «communisme stalinien»
recèlent un autre héritage douloureux. Auprès
de certaines tentatives positives de «l’édification
socialiste» - industrialisation, croissance de production,
sécurité sociale élargie, emploi et scolarité
plus accessibles, alphabétisation etc. - un nombre élevé
d’échecs aggravent irrémédiablement
le bilan : l’Albanie d’Enver Hoxha, la Roumanie de
Nicolae Ceau_escu, la Bulgarie de Todor Jivkov, même la
Yougoslavie titoiste, naguère bien plus prospère
que les autres «pays de l’Est», qui n’a
pas résisté aux règlements de comptes nationalistes.
A côté d’eux, au cœur des Balkans, se
trouvent également une Grèce avec ses «malaises»
ainsi que « l’enclave fragile» de la Rumélie
turque, deux pays qui ne furent pas exposés aux contraintes
d’un communisme foulant aux pieds ses propres idéaux.
Certaines problèmes qu’ont connus ces nations transgressent
leurs frontières et se répercutent au-delà
de leurs propres territoires : rapports entre la Bulgarie et la
Macédoine, tensions entre la Serbie et le Monténégro
dans une nouvelle fédération yougoslave, conflits
entre les Kosovars serbes et albanais, séparation des nationalités
en Bosnie-Herzégovine, désordres intérieurs
en Albanie, relations tendues de la Grèce et de la Turquie,
question hongroise en Transylvanie, roumaine en Moldavie, grecque
et turque à Chypre, macédonienne en Grèce,
serbe en Croatie, turque en Bulgarie, plus de deux millions d’exilés
ou de « déplacés » de l’ex Yougoslavie,
mille et une manière d’assumer et de vivre une «
identité post-communiste », de poser et d’essayer
de résoudre la sempiternelle «question nationale
» ou bien de réviser des frontières considérées
comme « injustes » et «mal tracées »,
de s’opposer, en fin de compte, à la fameuse «
balkanisation » qui, à l’instar du Destin dans
les tragédies nées sous ces ciels, continue de séparer
même ce qui paraissait indivis et indivisible.
En dehors et au-delà de cette panoplie, il faudrait faire
état d’une très riche production littéraire
et artistique, véritables trésors qui se sont constitués
en dépit des conditions dont il a été question.
J’ai déjà mentionné les noms d’Andri_
et Krle_a (ce dernier, né à Zagreb, n’a jamais
perdu de vue la réalité balkanique). Le romancier
serbe Milo_ Crnjanski mérite sa place à côté
d’eux, de même que mon défunt ami Danilo Ki_,
« hybride »Juif et Monténégrin, Yougoslave
et Européen à part entière. Les Grecs Nikos
Kazantzakis par sa prose, Séféris ou Ritsos par
leur poésie se montrent dignes du grand héritage
hellénique. L’Albanie nous a donné un romancier
de génie, Ismaïl Kadare, qui compte parmi les plus
importants dans les lettres contemporaines de l’Europe.
Ivan Vazov et Georgi Karaslavov ont tracé une voie royale
au roman bulgare que d’autres, prosateurs et poètes,
ont su emprunter après eux. Les poètes macédoniens
Aco _opov et Bla_e Koneski ont contribué par leurs œuvres
à codifier la langue de leur nation. Le « géant
turc » Jachar Kemal est également lu et apprécié
des deux côté de Bosphore, pour son œuvre et
son exemple. La littérature roumaine a dépassé
ses propres frontières et a affirmé, entre autres,
quelques grands auteurs de langue française : Panaït
Istrati, « métèque » rouméno-grec,
Tzara, Ionesco, Cioran… J’interromps cette énumération
qui, dans les limites de cet écrit, ne peut éviter
de rester incomplète, partielle, voire partiale.
Voilà une des nombreuses manières de présenter
les Balkans, »cet espace qui produit plus d’histoire
qu’il n’en peut consommer», pour les uns «la
vitrine» de notre continent, pour les autres son «thermomètre»,
«le berceau de l’Europe» ou son «tonneau
de poudre».
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