Mukhadjirs
de Bosnie
Récit
d'un voyage au bout du destin.
A la fin du
printemps 1992, je me suis rendu en Italie. Comme il était
interdit de survoler l'espace aérien croate à cause
de la guerre, j'ai pris le train de Zagreb à Trieste, puis
l'avion jusqu'à Turin, où devait avoir lieu un débat
sur "'la littérature est-européenne et les
nouvelles frontières". J'avais l'intention de parler
de l'architecture de la frontière, des "bornes en
temps que signes", des limites naturelles parce que créées
par les rivières, les vents et les montagnes, de celles
artificielles créées par les hommes, les guerres
ou les empires. Les scènes dont je fus le témoin
durant ce voyage m'amenèrent à modifier mon propos.
Le train que
j'avais pris était bondé de réfugiés
qui cherchaient à échapper aux massacres en Bosnie
et Herzégovine, qui fuyaient Sarajevo, où j'ai passé
une partie de ma jeunesse, Mostar, où je suis né,
ainsi que d'autres villes et villages qui me sont connus. Dans
les wagons de seconde classe s'entassaient des femmes d'âges
divers, des vieilles soutenues par leurs filles, des mères
accompagnées d'enfants. Seuls les hommes âgés
s'étaient joints à elles, les plus jeunes étant
restés pour combattre. Il y avait là des Croates
catholiques et des Musulmans bosniaques que je distinguais à
leur accent. Les Serbes orthodoxes étaient partis dans
la direction opposée, vers l'est, en Serbie : certains
avaient dû fuir sous la contrainte, chassés par leurs
compatriotes. Il ne leur avait pas été facile, à
eux non plus, d'abandonner leurs foyers. Autour de moi j'entendais
prononcer des noms qui m'étaient familiers depuis l'enfance
: Emina, Enes, Enver, Pero, Ante, Jasmina, Ismaïl, Andjelka,
Almira, Mira. Rien que des pauvres, ceux qu'on nomme raïa
en Bosnie depuis l'occupation turque. Des femmes âgées,
la tête couverte d'un foulard , vêtues de bric et
de broc; des hommes avec une barbe de plusieurs jours, la peau
tannée par le soleil auquel ils avaient été
longtemps exposés, la chaleur étant venue d'un coup
en ce printemps sans pluie.
Durant la
dernière guerre, j'avais vu des réfugiés
semblables. Nous les appelions mukhadjir, terme arabe
importé dans nos contrées par les Turcs. La plupart
de mes compagnons de route ne savaient pas où ils allaient
au juste. Certains d'entre eux avaient de la famille qui travaillait
en Croatie ou en Slovénie. Tous traînaient valises
usées, balluchons, cartons mal ficelés, sacs en
plastiques se déchirant à tout instant. Les uns
avaient longé la côte adriatique, embarqué
à bord de ferries; ils ont pris le bateau sans doute pour
la première fois de leur vie, jusqu'à l'île
de Pag puis vers Rijeka. D'autres étaient venus par la
terre ferme, montant vers le nord, pour contourner les localités
dangereuses. Tous n'avaient pu franchir la frontière qui
sépare dorénavant la Bosnie de la Croatie: plusieurs
manquaient de ressources, l'aide internationale était insuffisante,
il y avait déjà trop de réfugiés en
Croatie.
A la frontière
slovène, le train s'arrêta. Nombre de voyageurs durent
en descendre, la Slovénie ne pouvant les accueillir. (Un
de mes amis de jadis, ancien écrivain devenu ministre,
avait déclaré qu'il convenait de limiter rigoureusement
le nombre des réfugiés. La générosité
est une vertu rare.) Entre la Croatie et la Slovénie, un
poste de douane, flambant neuf, avait été érigé
mais je n'eus pas le temps d'en étudier l'architecture
ni la sémiotique. J'étais souvent passé par
ici autrefois, j'avais appris le slovène et me sentais
chez moi dans cette région. Je devais m'habituer au fait
qu'il existait désormais de nouvelles frontières
entre Etats. Je ne pus rien faire pour les réfugiés
de mon pays natal, qui durent rebrousser chemin. Pour aller où
? Alors que l'armée qui se dit yougoslave bombardait leur
maison.
Je poursuivais
mon voyage avec ceux qu'on avait laissé passer. Nous approchions
maintenant de la frontière italienne. Le train, qui ne
respectait plus les horaires, s'arrêta dans la gare de Divaca,
tout près de l'Italie. Une centaine de mes compagnons de
route descendirent des wagons. Ils voulaient à tout prix
rester dans pays, ne pas partir à l'étranger. Ils
se heurtèrent à un groupe de policiers, voulant
s'en débarrasser. On les assura que tout était prévu
pour les accueillir en Italie. On repoussa les plus insistants.
&laqno;Nous voulons rester ici. Nous sommes ici chez nous»
Ainsi parlaient les vieillards. Les femmes pleuraient. Mais pas
toutes : certaines semblaient ne pas comprendre, absentes, comme
anesthésiées. Les enfants marchaient sur les rails,
faisaient leurs besoins, semaient la pagaille, au grand dam des
représentants de l'ordre.
Le train attendait.
On finit
par se mettre d'accord : la moitié des réfugiés
resterait, l'autre poursuivrait son chemin. Le passage de la frontière
italienne se fit sans formalités ou presque. A Opicina,
nous fûmes accueillis par la population slave de la région
et les Italiens : il y avait là la Croix Rouge et Caritas,
radio et télévision, paquets bien enrubannés,
à l'italienne, cadeaux apportés par les gens de
bonne volonté. Près de la frontière, on avait
dressé des villages de toile, appelés pompeusement
tentopolis. Les mukhadjir de Bosnie-Herzégovine
s'y installeraient. Certains seraient aussitôt transférés
dans des bourgades frontalières, dont ils entendaient pour
la première fois les noms sonores: Cervignano, Cividale,
Paluzza, Pontebba, Caserma Monte Pasubio. Les enfants se réjouissaient:
les colis contenaient des sucreries.
Nota :
Deux jours plus tard, le ministre italien chargé de l'action
humanitaire, devait déclarer publiquement qu'il n'y avait
plus de place sur la péninsule apennine pour les réfugiés
de Bosnie-Herzégovine ; désormais, on leur enverrait
de l'aide dans les Balkans. Par quel chemin?
Je passai
la nuit à proximité de la frontière, à
Trieste: un'identita di frontiera, a écrit mon
ami Claudio Magris qui vit dans cette ville italienne et un peu
slave aussi, méditerranéenne et cosmopolite. Je
me souvins d'un refrain que j'avais entendu pour la première
fois durant la guerre, de la bouche d'un soldat italien qui avait
déserté après la capitulation de son pays
et que nous avions caché quelques semaines dans notre maison
avant qu'il ne rejoignît les partisans : Senza
frontiere, senza bandiere... Il était de Trieste et
s'appelait Mario. J'ai oublié son nom de famille. Il croyait
à son utopie.
J'ai raconté
cette histoire à mes amis de Turin, Italiens et étrangers
venus assister au colloque: à Ismaïl Kadaré,
qui vient de retourner en Albanie d'où il avait émigré,
à Vittorio Strada, un des meilleurs spécialistes
de la littérature russe qu'il m'ait été donné
de rencontrer, à Izraïl Metter et Grigori Kanovitch,
écrivains juifs de Russie hantés par la question
de savoir s'ils devaient rester ou non dans le pays où
ils avaient vu le jour, à Norman Manea qui s'est retrouvé
entre la Roumanie qui l'avait condamné à l'exil
et l'Amérique qui lui offrait l'asile, à d'anciens
de l'Est devenus citoyens de la République Fédérale
après la chute du mur de Berlin, à des Polonais,
des Hongrois et d'autres qui ont connu un sort semblable au nôtre.
Tous m'ont demandé le pourquoi de cette haine surgie entre
les peuples de l'ex-Yougoslavie qui hier encore vivaient paisiblement
côte-à-côte, la raison de ces atrocités.
Est-ce uniquement à cause de Milosevic? Milosevic est,
certes, un criminel de guerre, mais il n'est pas le seul. Un ami
de Rome m'a proposé d'écrire une lettre à
ce sujet pour la revue qu'il dirige. Des lettres, je n'en ai écrit
que trop. Encore une, pour cet épistolaire?
Il y a une
dizaine d'années, dans mon livre La Yougoslavité
d'aujourd'hui (que j'écrivis parce que je redoutais ce
qui allais se passer), j'ai vu la haine mais non la fureur, j'ai
senti l'intolérance mais pas le déchaînement.
Dans les littératures yougoslaves, Ivo Andric a sans doute
été le seul à pressentir une telle malédiction.
Il a écrit un texte étrange, intitulé de
1920 (le maître de la nouvelle eut également recours
au genre épistolaire). Attendant un train dans une gare
de province de tout temps, ils étaient en retard dans les
Balkans il rencontre un ancien camarade d'école, Maks Levenfeld
de son nom, Juif séfarade d'origine, qui s'apprête
à quitter la Bosnie et la Yougoslavie tout juste unifiée.
Levenfeld a entendu, la nuit à Sarajevo, la même
heure sonner, à des intervalles plus ou moins grands, à
la cathédrale catholique, puis à l'église
orthodoxe et enfin à la Tour Sahat de la mosquée
du Bey. &laqno;Dieu savait quelle heure il était pour
les Juifs, qu'on la calculât à la manière
séfarade ou ashkénaze. Quatre calendriers qui ne
parviennent pas à s'accorder, fossé qui sépare
les différentes confessions, si profond que seule la haine
parvient parfois à les franchir, émaciés
et sinistres que l'on croise parfois près des lieux de
culte, instincts et esprit de clan tapis», voilà
ce qui poussait Maks Levenfeld, médecin et humaniste, a
quitter le pays où il avait vu le jour et entendu pour
la première fois le murmure de la rivière Miliatzka
qui traverse la ville. &laqno;Ce vous avez de plus sacré
se trouve par delà monts et vallées tandis que l'objet
de votre dégoût et de votre haine est là tout
près de vous... Vous aimez ardemment votre terre natale,
mais de trois ou quatre façons qui s'excluent l'une l'autre
et se heurtent souvent, avec une ferveur qui engendre une hostilité
sans merci.» Le médecin qui envoya à l'auteur
de prison nommée Cour Maudite la lettre d'où sont
extraits ces passages émigra d'abord en France, où
il soigna gratuitement nos travailleurs émigrés.
Il mourut, d'après le narrateur, dans un hôpital
de l'armée républicaine que bombardèrent
les avions fascistes, en l'Espagne de 1938, dans une bourgade
aragonaise dont aucun de nos compatriotes ne savait prononcer
correctement le nom. Telle fut la fin de celui qui avait fui la
haine.
Post scriptum.
En s'enfuyant
vers les frontières, les hommes et les femmes qui furent
mes compagnons de voyage fuyaient en fait leur destinée.
Peu de temps après que j'eus écrit cette lettre,
nous apprîmes l'existence des camps d'extermination ou d'ossuaires
dans les régions qu'ils avaient quittées : Trnopolje,
Srebrenica, Gorazde, Omarska, Cerska, Odzak, Manjaca. Nous vîmes
des images si horribles que nous eûmes du mal à en
croire nos yeux : violences de toutes sortes, épuration
ethnique, massacres. Ces images sont malheureusement vraies, ainsi
que cette histoire qui parle des mukhadjir de Bosnie et d'Herzégovine.
Predrag Matvejevitch
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