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Gabriel Beis

Hôte de notre culture, héritier de notre langue

«Dans le bilan qui s’impose à la fin de ce siècle, l’humanisme ne pourra prétendre qu’à une part des plus modestes», aveu douloureux que Predrag Matvejeviç nuance, en espérant que dans ce bilan «certaines idées qui ont été les nôtres trouveront toutefois leur place, une approche nouvelle de l’individu et de ses identités».
Un propos d’une extraordinaire densité: face aux désillusions qui ont en effet jalonné son parcours intellectuel et humain, Predrag Matvejeviç n’aura jamais baissé la garde: Il clôt le siècle avec un «Journal de bord » qui nous replonge dans son combat de la dernière décennie face aux forces et aux lâchetés qui ont détruit et laisser détruire un pays qui, quarante ans durant, aura illustré pour beaucoup de nos contemporains une salutaire volonté d’hérésie, un refus du monde bipolaire issu de la deuxième guerre mondiale. «Naufrage », certes, naufrage d’un espoir qu’il est de bon ton aujourd’hui de qualifier d’illusion, mais surtout naufrage de millions de destins broyés par la démence criminelle d’apprentis sorciers et de gangsters, servis par l’aveuglement, la lâcheté et les calculs égoïstes d’une communauté internationale résignée à la résurgence d’une barbarie d’un autre âge qu’a inspirée, hélas, une «littérature» (ou prétendue telle) qui vit de l’incitation au meurtre.
Face à ce désastre, dont il avait, à ses risques et périls, dénoncé dès les années 80, la menace, Predrag Matvejeviç s’est imposé comme un éveilleur de conscience tout au long du parcours qu’il relate dans ses livres ( dont quatre sont écrit directement en français), confirmant son allégeance à cette culture et à cette langue françaises, longtemps objets essentiels de ses recherches et de son enseignement, et dont il aura fait durant plus d’une décennie l’instrument de son combat et le véhicule de ses messages.
Il doit en effet à son père, russo-ucranien «blanc» fixé en Yougoslavie, la pratique de cette langue française qui était celle de l’intelligentsia de la Russie d’antan et pour laquelle il éprouvait une vénération telle que longtemps il n’a pas osé s’en servir directement, si ce n’est pour sa thèse, soutenue en Sorbonne, parue sous le titre «Poésie de circonstance - étude des formes de l’engagement poétique» (éd. Nizet, 1972), suivie quelques années plus tard d’une «Poétique de l’événement» (éd. 10-18, 1979) : une réflexion largement liée aux expériences des formalistes russes et qui confirme que le problème de l’engagement de l’écrivain, de sa responsabilité, s’inscrivait dès le départ au coeur de sa recherche et de son action. «Pour faire honnêtement son travail, l’écrivain doit être un dissident à l’égard de l’idéologie, de l’Etat ou de la nation». Le parcours de Predrag Matvejeviç illustre cette formule, qu’il tient de celui qu’il considère comme «le maître de (son) apprentissage», l’écrivain croate Miroslav Krle_a.
«Témoin engagé» en effet, Matvejeviç participe, au tournant des année 70, à l’aventure de la revue «Praxis» et de l’Ecole de Korãula, un pôle européen d’une pensée dissidente (où l’on retrouve Henri Lefebvre, Marcuse, Bloch, Habermas, Lukàcs, entre autres) et qui provoque, dans le contexte yougoslave de l’époque, une vive réaction des divers appareils répressifs. La défense des victimes des différentes chasses aux sorcières va alors prendre une place grandissante dans ses activités, son sens de la solidarité étant servi par un talent de polémiste d’une rare précision dans le choix des termes, l’analyse des situations, le sens de la formule mordante. Au nom du respect des Droits de l’Homme, il dénonce les pseudo-raisons d’Etat, qu’elles se réclament d’idéologies politiques ou de passions nationalistes, livrant un long combat, dont rend compte en 1993 la parution en France (chez Fayard) de l’«Epistolaire de l’Autre Europe». Renouant avec la tradition du roman épistolaire, l’ouvrage rassemble, avec un choix de «l ettres ouvertes», écrites entre 1972 et 1992 (qui parfois rencontraient un écho, au risque de valoir de sérieux ennuis à leur auteur, parfois au contraire demeuraient ignorées, oubliées au fond du tiroir d’une rédaction), des correspondances de voyage qui constituent des documents de première main, irremplaçables témoignages de la décomposition interne qui minait les Etats héritiers du stalinisme, appuyés par les confidences des rescapés de la famille de l’auteur, demeurés en URSS. Demandes de réhabilitation de victimes des purges staliniennes, défense de dissidents, prises de position, autant d’éléments qui constituent un ouvrage de référence, à la fois «réplique moderne du Don Quichotte de Cervantés» et analyse politique solidement documentée et d’une remarquable lucidité, accessible dans une langue simple, sobre et dense. Le livre garde toute la véhémence d’un «J’accuse», dont le ton force la conviction à travers une version française dont l’auteur a soupesé les moindres détails.
Deux ans plus tard, «Entre Asile et Exil» (éd. Stock, 1995) reprend, en les élargissant, à la lumière des premières années d’exil, ces véhémentes mises en garde: refus de toutes les allégeances douteuses, condamnation des jeux stériles d’une diplomatie qui laisse libre champ aux entreprises criminelles, scandale d’une «présence» internationale indifférente à la destruction systématique d’une civilisation plurielle riche de ses diversités, autant de thèmes d’un combat que l’exil lui permet de mener librement, en dépit des incertitudes de l’asile, avec comme seule arme un verbe puissant, expressif, qui marque articles, interventions, rencontres, appels angoissés comme celui qu’il lance de Sarajevo le millième jour du siège. Toujours sur la brèche, l’auteur se trouve là où le danger guette, en Bosnie, dans Sarajevo assiégé ou dans Mostar bombardé, là où une présence amie apporte un réconfort qui n’a pas de prix, aux côtés des victimes, de ceux qui refusent les apartheids, toujours prêt à payer de sa personne et de ses ressources pour soutenir moralement et matériellement ce monde de l’exil auquel la tragédie yougoslave aura donné une dimension quasi permanente: de Vukovar en 1991 à Otrante où affluent en 1999 les réfugiés kosovars, en passant par les charniers de Srebrenica et la présence de millions de réfugiés, privés de leurs racines, de leur identité, en quête d’asiles.
C’est tout ce monde des exclus, de ceux que l’on a dépouillés même de leurs illusions dont Predrag Matvejeviç se fait le porte-parole avec «Le monde Ex» (éd. Fayard, 1996), écrit directement en fran_ais dans une langue qu’il ma_trise parfaitement, où le sens du rythme verbal s’accorde avec la recherche de l’apostrophe, de la trouvaille qui cingle: l’un des succès de librairie de 1996 les plus éclatants, attesté par l’unanimité de la critique et le nombre de traductions dont l’ouvrage fera l’objet.
«Un poète dans les décombres», titrait la critique parue dans la revue «Inrockuptibles », soulignant qu’en dépit de ses scrupules («écrire en français, je sais quel risque j’encours»), Matvejeviç avait tenu son pari avec une langue admirablement ma_trisée d’un bout à l’autre d’un ouvrage dont le très riche contenu lui offrait la possibilité de jouer de tous les registres. Le titre même, «Le Monde Ex», dit assez la détresse qu’il ressent face aux situations que son regard lucide, angoissé, découvre dans les décombres de notre siècle: devenir sans issue de la dissidence, interrogations sur l’Europe Centrale («une idée en vogue»), sur la Méditerranée («ex centre du monde»), sur l’ex-Yougoslavie et son environnement proche : les images cruelles de Sarajevo résistant ou de la destruction du vieux pont de Mostar, sa ville natale, nous valent des commentaires sobres et poignants à la fois, dérangeant tous ceux « qui ont fait les morts pendant le triomphe de la mort », pour reprendre le jugement de Claude Roy sur les livres de Matvejeviç.
«On ne naît pas Ex, on le devient », note-t-il, ajoutant : «Tant de reniements, de remaniements du passé sont à l’oeuvre... de manières de refaire et de défaire, sinon sa vie, du moins son autobiographie». Chaque phrase mêle ainsi la nostalgie, le désespoir, le sarcasme : des phrases courtes, dont l’accumulation en forme de litanies entraîne le lecteur dans une découverte poignante des espoirs déçus et des illusions perdues, occasions pour l’auteur de laisser s’épanouir «sa gourmandise pour les mots et les sonorités de la langue française », que souligne Nicole Zand dans «Le Monde». Cette gourmandise, alliée à un sens sûr de la langue, l’entraîne à forger des néologismes, tel ce terme méprisant de «démocrature», pour désigner les régimes où la pratique de la langue de bois, survivant au communisme, sert d’autres formes de totalitarisme.
Mais nulle part, cependant, cet appétit des mots, des formules, des sonorités, ne se manifeste avec autant de jubilation que dans le «Bréviaire méditerranéen» qui, au tournant des années 90, auraient révélé - au-delà du critique littéraire et du «critique acharné du stalinisme», de l’essayiste, du polémiste au talent redoutable - un grand écrivain. Ecrit et publié d’abord en croate (Zagreb, 1987), ce livre, très vite connu à partir des traductions italiennes et françaises (éd. Fayard, 1992), va collectionner les prix littéraires en Italie (Prix Bocace, Prix Malaparte, Prix Silone), en France (Prix du meilleur livre étranger, 1993), en Suisse (Prix Européen, 1993) et connaître en quelques années une audience exceptionnelle : une vingtaine de traductions, dont bon nombre à partir du texte français, parmi lesquelles celles en japonais, arabe, turc, hébreux etc. Le public a été conquis par l’impression de bonheur que donne cet ouvrage, désigné par les critiques comme «un essai poétique», «un long poème en prose», «un roman sur les lieux » ou un roman tout court: un «gai savoir», disait l’auteur, associant l’amour des choses de la mer et des mots qui les disent, où trouve sa place le rêve d’un enfant pour qui les mouettes du Vieux Pont de Mostar annonçaient une mer toute proche. Fruit d’une recherche passionnée à travers archives et bibliothèques, nourri de multiples rencontres et pérégrinations, plus extraordinaires les unes que les autres, dont de nombreux périples autour de la Méditerranée ont été l’occasion, cet ouvrage, qui ne se veut pas une histoire de la Méditerranée croise tous les genres : tableaux - récits – itinéraires - carnets de notes-confessions, journal de bord, etc. L’érudition voisine avec l’imagination, le rêve accompagne l’étude attentive des portulants dont le dessin, les symboles, les couleurs, l’enchantent, lui faisant découvrir la mer «telle que les autres la voient». Mais c’est dans le «glossaire» qui clôt l’ouvrage que l’on sent peut-être le mieux l’originalité de sa démarche : la collecte, dans toute leur diversité, des termes de la mer (bateaux - phares - ports), de son environnement naturel (flore et faune) et humain (cités – marchés, chantiers). On ne peut qu’être impressionné par le rythme d’un texte qui, en français tout autant que dans le texte original, fait ressortir la virtuosité d’un écrivain qui sait jongler avec toutes les ressources des vocabulaires marins.
Mélange de poésie, mais aussi de tragiques perspectives sur ce monde méditerranéen, le «Bréviaire» n’est pas seulement une merveilleuse odyssée . «Nous sommes confrontés aux antinomies méditerranéennes à chaque époque : d’une part la clarté et la forme, la géométrie et la logique, la loi et la justice, la science et la poétique, de l’autre tous leurs contraires. Les livres saints de réconciliation et d’amour face aux croisades et au djihad, la chrétienté et l’islam, le catholicisme et la religion orthodoxe. La Renaissance n’a pas réussi à dépasser le Moyen Age partout en Méditerranée». Réflexion pessimiste dont le fond et le ton se retrouvent dans les le_ons de Matvejeviç au Collège de France en 1997,consacrées à la Méditerranée («La Méditérranée et l’Europe»(éd. Stock, 1998) : même souci, certes, de rendre compte de la diversité des peuples qui ont habité ou habitent aujourd’hui ces rivages et dont les vocations n’ont cessé de se heurter au cours de l’histoire. Les pages consacrées à l’Adriatique, longtemps dénommée «Golfe de Venise», sont fascinantes et poignantes à la fois. Parcourant Venise dans ses coins les plus secrets, l’auteur laisse échapper cet aveu: «Dans ce golfe de calme et de nostalgie, je supporte plus facilement le poids d’un monde qui lui aussi n’est plus et qui reste pourtant le mien». Il associe dans le même concept de « crépuscularisme » sa vision de l’avenir d’une Méditerranée déchirée entre Nord et Sud, Ouest et Est, sans projet propre, et d’une Europe «coupée du berceau de l’Europe» et qui n’arrive pas à réduire ses fractures et à promouvoir sa recomposition, faute d’en trouver les assises.
En longues séquences de phrases simples, il nous livre espoirs du passé et désillusions du présent, interrogations et doutes, un bilan retrouvant son interrogation initiale sur la mission de l’intellectuel, sans conclure. «L’ancien rôle de l’écrivain qui éveillait le peuple appartient au passé, il faut le dire», mais quelques pages plus loin il souligne l’urgence de nouvelles dissidences. Et il leur propose des armes, tout un florilège d’expressions courtes, à l’emporte pièce, dénonçant les pièges et les abus: les particularités érigées en valeurs, les échelles de valeur confondues avec des critères partiaux, les «cultures nationales» réduites aux «idéologies de la nation». Rien n’échappe au regard aigu de ce combattant lucide, sans illusion, jugeant à l’aune de ses convictions cosmo-politiques et géopoétiques les discours uniquement tournés vers le passé («pathétiques ou caricaturaux selon les circonstances») qui enferment l’avenir dans les mythes les plus démagogiques, ainsi que le «manque évident de laïcité» - un thème récurrent visant tout autant «les conceptions religieuses de la nation» que toutes les idéologies devenues croyances, et les intégrismes, quelles que soient leurs références. Il leur oppose une laïcité ouverte, faite de tolérance, d’ouverture à la diversité, refusant d’enfermer l’être humain dans une idolâtrie quelconque.
Difficile de proposer un commentaire plus approprié de cette exigence de la pluralité des identités nécessaires à l’être humain que de suivre Predrag Matvejeviç dans ses développements sur l’Europe centrale, un «centre qui n’existe pas», objet d’usages politiques abusifs sans renier pour autant certaines caractéristiques culturelles de cet espace, perceptibles à travers «des héritages indivis et indivisibles»: une magistrale leçon de géopolitique qui emporte la conviction et fait rêver le lecteur d’une Europe où cette Europe Centrale trouverait sa place, plus une Europe des citoyens moins celle des patries et, en fin de compte, «plus socialiste à visage humain et moins capitaliste sans visage», comme l’ont rêvée les dissidents dont il reste solidaire.
Europe centrale, Méditerranée, Balkans, autant d’objets d’engagements concrets, d’une réflexion cohérente qui se sera poursuivie au cours de la dernière décennie d’un siècle et du début d’un nouveau millénaire, dénonçant tout autant les atteintes à la dignité humaine que le mépris affiché par certains protagonistes, à l’endroit, par exemple, des Balkans. Il évoque un autre «monde Ex» rencontrant, dans une manifestation pacifiste aux abords de la base américaine d’Aviano, d’où partaient les bombardiers de l’OTAN, des Bosniaques, récemment réfugiés qui l’invitent à les soutenir : «Tu es des nôtres». Il accepte leur invitation: «Des nôtres, cela m’a ému. Pourquoi ce terme a-t-il perdu ce sens noble qu’il avait. Le retrouvera-t-il jamais? De semblables questions, si peu actuelles aujourd’hui, me traversent l’esprit ».
Au même moment, au printemps 99, on le trouve accueillant sur la côte italienne les Kosovars victimes du programme de purification ethnique de Milo‰eviç, tandis qu’à Paris il stigmatise dans un livre virulent les «Seigneurs de la guerre» (éd. Esprit des péninsules, 1999). Le ton sarcastique de ce réquisitoire sert admirablement un contenu qui ne laisse échapper aucun élément, même mineur, du sinistre jeu de ces tristes « Seigneurs » - un ouvrage aussi qui ose dire ce que beaucoup pensent, à en juger par le succès de l’édition croate, parue à Split.
Avec ces regards douloureux portés sur les moments forts du lent et inexorable «naufrage » de son pays, le ton change, incisif certes, mais adapté à un texte où prévalent la réflexion, l’analyse des situations complexes et des perspectives qu’elles ébauchent: «La perméabilité des frontières et l’échange des biens matériels et spirituels, les rencontres des communautés et le contact des cultures - ...sont devenus les critères mêmes du niveau de civilisation. Ils ne diminuent en rien les identités (chose que craignent les idéologues passéistes), pas plus qu’ils ne menacent les autonomies. Ceux qui refusent d’adopter ces critères sont condamnés à revivre à nouveau le passé, sa partie la moins souhaitable». Une mise en garde dont on voudrait espérer qu’elle soit mieux entendue que les précédentes !
Predrag Matvejeviç aura toujours su user avec bonheur des langues qu’il sert et dont il se sert, les langues romanes qu’il a enseignées à Zagreb, où il s’imposait comme professeur de la littérature française contemporaine, les langues slaves qu’il enseigne aujourd’hui à l’Université de la « Sapienza»de Rome. Il retrouve de plus en plus « cette autre langue de la Russie d’antan qu’était le français », cette langue, «témoin d’un autre monde ex», qui l’a fait reconnaître comme l’un des écrivains majeurs de ces deux dernières décennies: «La langue française, conservée parfois comme une sorte de risque ou de défi, notamment à l’époque stalinienne, m’a aidé depuis que j’ai quitté la Yougoslavie. Je m’en suis servi abondamment lors de ma propre émigration, pendant ces dernières années passées à Paris, puis à Rome. Je l’ai fait mienne autant que j’ai pu». Difficile de dire de manière plus sobre le sens de son appartenance au monde d’une francophonie ouverte à l’expression de toutes les identités. Predrag Matvejeviç l’a enrichie de témoignages aussi essentiels pour la connaissance des dernières décennies que ceux d’un Stefan Zweig à la veille de la deuxième guerre mondiale. «Le Monde Ex » est le douloureux prolongement d’un «Monde d’hier», au cours d’un siècle dont finalement de brèves explosions de dissidence, trop souvent marginalisées et trop vite oubliées, auront été l’honneur, la leçonessentielle pour le monde à venir : un rappel à l’ordre salutaire
et de portée universelle.