La
Méditerranée entre son passé et son avenir
Predrag Matvejevic
"Qu'est-ce
que la Méditerranée ? Mille choses à la fois.
Non pas un paysage, mais d'innombrables paysages. Non pas une
mer mais une succession de mers. Non pas une civilisation, mais
des civilisations entassées les unes sur les autres. "
" La Méditerranée est un très vieux
carrefour. Depuis des millénaires tout a conflué
vers elle, brouillant, enrichissant son histoire".
Ces mots de Fernand Braudel, figurant dans la préface d'un
ouvrage collectif qu'il a dirigé (La Méditerranée
- espace et histoire), servent souvent d'exorde aux savantes élucubrations
concernant la mer méditerranéenne. Ces idées
du grand maître demandent à être repensées
et actualisées.
Tout a été dit sur cette "mer première"
devenue un détroit maritime, sur son unité et sa
division, son homogénéité et sa disparité.
Nous savons depuis longtemps qu'elle n'est ni "une réalité
en soi" ni une "constante" : l'ensemble méditerranéen
est composé de plusieurs sous-ensembles qui défient
ou réfutent certaines idées unificatrices. Des conceptions
historiques ou politiques se substituent aux conceptions sociales
ou culturelles sans parvenir à coïncider ou à
s'harmoniser. Les catégories de civilisation ou les matrices
d'évolution, au nord et au sud, ne se laissent pas réduire
à des dénominateurs communs. Les approches tentées
depuis la côte et celles venant de l'arrière-pays
souvent s'excluent ou s'opposent les unes aux autres.
Percevoir la Méditerranée à partir de son
seul passé reste une habitude tenace, tant sur le littoral
que dans l'arrière-pays. La "patrie des mythes"
a souffert des mythologies qu'elle a elle-même engendrées
ou que d'autres ont nourries. L'espace riche d'histoire a été
victime de toutes sortes d'historicismes. La tendance à
confondre la représentation de la réalité
avec cette réalité même se perpétue
: l'image de la Méditerranée et la Méditerranée
elle-même s'identifient rarement. Ici comme ailleurs, une
identité de l'être, en s'amplifiant, éclipse
ou repousse une identité du faire, mal déterminée.
La rétrospective continue à l'emporter sur la prospective.
La réflexion elle-même reste prisonnière des
stéréotypes.
Pour procéder à un examen critique de ces faits,
il faut se délester au préalable d'un ballast encombrant,
relevant du passé ou du présent. La Méditerranée
a affronté la modernité avec du retard. Elle n'a
pas connu la laïcité sur tous ses bords. Chacune des
côtes connaît ses propres contradictions qui ne cessent
de se refléter sur le reste du bassin ou sur d'autres espaces,
parfois lointains. La réalisation d'une convivance ( ce
vieux terme me semble plus approprié que celui de convivialité
) au sein des territoires multiethniques ou plurinationaux, là
où se croisent et s'entremêlent des cultures variées
et des religions diverses, connaît sous nos yeux un cruel
échec : la Méditerranée a mérité
mieux ou plus que cela.
L'image qu'elle offre est loin d'être rassurante. Sa côte
nord présente un retard considérable par rapport
au nord de l'Europe, sa côte sud par rapport à celle
du nord. L'ensemble du bassin méditerranéen a peine
à s'arrimer au continent, tant au nord qu'au sud. Peut-on
d'ailleurs considérer cette mer comme un véritable
ensemble sans tenir compte des fractures qui la divisent, des
conflits qui la déchirent : Palestine, Liban, Chypre, Maghreb,
Balkans, ex-Yougoslavie?
L'union européenne s'accomplit sans références
à cet espace : c'est une Europe coupée du "berceau
de l'Europe". Les explications que l'on donne, banales ou
répétitives, parviennent rarement à persuader
ceux auxquels elles sont adressées. Ceux qui les formulent
ne sont pas, eux non plus, convaincus de leur bien-fondé.
Les grilles du nord, à travers lesquelles on observe le
présent ou l'avenir méditerranéens, concordent
mal avec celles du sud. La côte septentrionale de la mer
Intérieure a une autre perception et une conscience différente
de celle de la côte qui lui fait face. Les rives méditerranéennes
n'ont en commun de nos jours que leur insatisfaction. La mer elle-même
ressemble de plus en plus à une frontière s'étendant
du Levant au Ponant, détroit séparant l'Europe de
l'Afrique et de l'Asie mineure.
Les décisions concernant le sort de la Méditerranée
sont très souvent prises en dehors d'elle, ou bien sans
elle. Cela engendre tantôt des frustrations, tantôt
des fantasmes. Les jubilations devant le spectacle de notre mer
se font rares, retenues ou fugitives. Les nostalgies s'expriment
à travers les arts et les lettres. Les fragmentations l'emportent
sur les convergences. Un pessimisme historique s'annonce depuis
longtemps à l'horizon. Le "crépuscularisme"
en poésie...
Quoi qu'il en soit, les consciences méditerranéennes
s'alarment et, de temps à autre, s'organisent. Leurs exigences
ont suscité, au cours des dernières décennies,
plusieurs plans ou programmes : les Chartes d'Athènes et
de Marseille, les Conventions de Barcelone et de Gênes,
le Plan de l'Action pour la Méditerranée (PAM) et
le "Plan Bleu" de Sophia-Antipolis projetant l'avenir
de la Méditerranée "à l'horizon de l'an
2025", les déclarations de Naples, Malte, Tunis, Split,
Palma de Majorque, entre autres. Ces efforts, louables et généreux
dans leurs intentions, stimulés ou soutenus par certaines
commissions gouvernementales ou institutions internationales,
n'ont abouti qu'à des résultats limités.
Ce genre de discours prospectif est en train de perdre toute crédibilité.
Les Etats qui ont façade sur mer ne possèdent que
des rudiments de politique maritime. Ils parviennent rarement
à concilier quelques prises de position particulières
qui tiennent lieu d'une politique commune.
La Méditerranée se présente comme un état
de choses, elle n'arrive pas à devenir un projet. Sa côte
nord apparaît occasionnellement dans des programmes européens,
sa côte sud y est absente. Après son expérience
du colonialisme, cette dernière reste réservée
envers les politiques méditerranéennes en général.
Les deux rives ont beaucoup plus d'importance sur les cartes qu'emploient
les stratèges que sur celles que déplient les économistes.
Est-ce un hasard si des guerres implacables persistent précisément
à des carrefours, tels que le Liban ou la Bosnie-Herzégovine?
Mais je dois m'arrêter ici, non sans une pénible
perplexité.
J'ai reçu d'Ivo Andric, peu de temps après l'attribution
de son prix Nobel, l'un de ses romans traduit en italien, avec
une dédicace écrite par l'auteur dans la même
langue, contenant une citation de Léonard de Vinci : Da
Oriente a Occidente in ogni punto è divisione. Cette idée
m'a surpris : quand et comment le peintre a-t-il pu faire semblable
observation ou expérience pareille ? Je ne le sais pas
encore.
J'ai souvent pensé à cette brève maxime lors
de mes périples méditerranéens. J'ai pu me
rendre compte à quel point elle s'applique au destin de
l'ex-Yougoslavie et aux passions qui l'ont déchirée.
Je l'évoque ici une fois de plus : frontière entre
Orient et Occident, ligne de partage entre les anciens empires,
espace du schisme chrétien, faille entre la catholicité
latine et l'orthodoxie byzantine, lieu de conflit entre chrétienté
et islam. Premier pays du tiers-monde en Europe ou encore premier
pays européen dans le tiers-monde, il est difficile de
trancher. D'autres fractures s'y joignent: vestiges des empires
supranationaux, habsbourgeois et ottoman, restes des nouveaux
Etats découpés au gré des accords internationaux
et des programmes nationaux, héritage de deux guerres mondiales
et d'une guerre froide, idées de la nation du XIXe siècle
et idéologies nationalistes du XXe, directions tangentes
ou transversales Est-Ouest et Nord-Sud, relations entre l'Europe
de l'Est et celle de l'Ouest, divergences entre les pays développés
et ceux en voie de développement. Autant de "divisions"
qui s'affrontent sur la presqu'île balkanique, "entre
Occident et Orient". Leur nature rappelle par moments les
tragédies antiques, nées non loin de ces lieux.
Sur l'autre rive, le sable du Sahara (ce mot signifie "terre
pauvre") avance, envahit d'un siècle à l'autre,
kilomètre par kilomètre, les terres environnantes.
En maints endroits il ne reste qu'une lisière cultivable,
entre mer et désert. Or ce territoire est de plus en plus
peuplé. Ses habitants sont jeunes en majeure partie, alors
que ceux de la côte nord ont vieilli. Les hégémonies
méditerranéennes se sont exercées à
tour de rôle, les nouveaux Etats succédant aux anciens.
Les tensions qui se créent le long de la côte africaine
suscitent les inquiétudes du Sud et du Nord. Si l'arriération
fait naître l'ignorance ou l'indolence, l'abandon ou l'indifférence
y contribuent. Une déchirante alternative divise les esprits
au Maghreb et au Machrek : moderniser l'islam ou islamiser la
modernité. Ces deux démarches ne vont pas de pair
: l'une semble exclure ou renier l'autre. Ainsi s'aggravent les
relations non seulement entre le monde arabe et la Méditerranée,
mais aussi au sein des nations arabes elles-mêmes, entre
leurs projets unitaires et leurs propensions particularistes.
Les fermetures qui s'opèrent dans le bassin tout entier
contredisent une naturelle tendance à l'interdépendance.
La culture n'est pas en mesure de fournir un appui réel
ou une aide satisfaisante.
A un véritable dialogue se substituent, sur tout le pourtour,
de vagues tractations : Nord-Sud, Est-Ouest, la boussole semble
être détraquée. La Mer Noire, notre voisine,
est liée à la Méditerranée et à
certains de ses mythes : ancienne mer d'aventure et d'énigme,
d'argonautes à la quête de la Toison d'or, Colchide
et Tauride, ports d'escale et relais jalonnant les routes qui
mènent au loin. L'Ukraine reste auprès de cette
mer comme une plaine continentale, aussi féconde que mal
exploitée, à laquelle l'histoire ou la géographie
n'ont pas permis de trouver une vocation maritime. La Russie a
dû se tourner vers d'autres mers, au nord plus qu'au sud.
Elle cherche de nos jours des issues ou des corridors sur le Pont
Euxin et la Mer intérieure. La Mer Noire reste ainsi un
golfe dans un golfe. Sur ses rives se profilent des failles qui
marquent, à l'Est, un monde en détresse.
Appelée naguère "Golfe de Venise" et fière
de porter ce nom glorieux, l'Adriatique se voit réduite
à un bras de mer. Ses ports sont aujourd'hui moins prospères
que naguère, l'eau en risque d'être altérée,
les poissons eux-mêmes se font, par endroits, rares. Restent
tant d'autres mers dont chacune connaît ses propres litiges
avec le littoral qui l'entoure: Ionienne, Egée, Thyrrénienne
ou Ligurienne, celle des Baléares ou celle de Marmara,
avec plusieurs autres.Tout port prétend posséder
sa part de la mer et lui donner son nom propre. Aucune île
ne se contente du seul canal qui la sépare d'une autre
île ou du continent.
A quoi sert de recenser, avec résignation ou exaspération,
les atteintes que continue à subir la Méditerranée?
Rien ne nous autorise non plus à les ignorer : dégradation
de l'environnement, pollutions sordides, entreprises sauvages,
mouvements démographiques mal maîtrisés, corruption
au sens propre et au sens figuré, manque d'ordre et défaut
de discipline, localismes, régionalismes, bien d'autres
"ismes" encore. La Méditerranée n'est
cependant pas seule responsable d'un tel état de choses.
Ses meilleures traditions - celles qui associaient l'art et l'art
de vivre - s'y sont opposées en vain. Les notions de solidarité
et d'échange, de cohésion et de "partenariat"
(ce néologisme devient un passe-partout) doivent être
soumises à un examen critique. La seule crainte d'une immigration
venant de la côte du sud ne suffit pas pour déterminer
une politique raisonnée.
La Méditerranée existe-t-elle autrement que dans
notre imaginaire? - se demande-t-on au Sud comme au Nord, au Ponant
et au Levant. Et pourtant il existe des modes d'être et
des manières de vivre communs ou rapprochés, en
dépit des scissions et des conflits.
Certains considèrent, au commencement et à la fin
de leur périple, les rives elles-mêmes, d'autres
arrêtent leur regard sur les seules façades. Il en
résulte parfois non seulement des visions ou des approches
différentes, mais aussi des sensibilités ou des
vocabulaires divers. Les divergences rhétoriques, stylistiques
ou imaginaires provoquent parfois à leur tour des divisions,
qui se nourrissent du mythe ou de la réalité, de
l'humilité ou de l'arrogance.
Il arrive à ceux qui traitent de la Méditerranée
de citer des phrases célèbres de Paul Valéry,
adoptant ses points de vue séduisants sans partager toujours
son exaltation : " Nulle part ailleurs, la puissance de la
parole, consciemment disciplinée et dirigée, n'a
été plus pleinement et utilement développée
: la parole ordonnée à la logique, employée
à la découverte de vérités abstraites,
construisant l'univers de la géométrie ou celui
des relations qui permettent la justice ; ou bien maîtresse
du forum, moyen politique essentiel, instrument régulier
de l'acquisition ou de la conservation du pouvoir " (éd.
Pléiade, vol. I, p. 1097). Qui oserait, aujourd'hui, parler
de la Méditerranée avec tant de foi ?!
Bien des définitions qui font partie de notre patrimoine
sont sujettes à caution. Il n'existe pas qu'une culture
méditerranéenne : il y en a plusieurs au sein d'une
Méditerranée unique. Elles sont caractérisées
par des traits à la fois semblables et différents,
rarement unis et jamais identiques. Leurs similitudes sont dues
à la proximité d'une mer commune et à la
rencontre, sur ses bords, de nations et de formes d'expression
voisines. Leurs différences sont marquées par des
faits d'origine et d'histoire, de croyances et de
coutumes, parfois irréconciliables. Ni les similitudes
ni les différences n'y sont absolues ou constantes. Ce
sont tantôt les premières, tantôt les dernières
qui l'emportent.
Le reste est mythologie.
Elaborer une culture interméditerranéenne alternative,
la mise en oeuvre d'un tel projet ne semble pas imminente. Partager
une vision différenciée, c'est plus modeste, sans
être toujours facile à réaliser. Les vieux
cordages submergés que la poésie se propose de retrouver
et de renouer, ont été souvent rompus ou arrachés,
par l'ignorance ou l'intolérance.
Ce vaste amphithéâtre a vu jouer longtemps le même
répertoire, au point que les gestes ou les paroles de ses
acteurs sont connus ou prévisibles. Son génie a
pourtant su, en dépit des circonstances, réaffirmer
sa créativité et renouveler sa fabulation. Il faut
donc repenser les notions périmées de périphérie
et de centre, les anciens rapports de distance et de proximité,
les significations des coupures et des permanences, les relations
des symétries face aux asymétries. Il ne suffit
plus de considérer ces réalités uniquement
sur une échelle de proportions : elles peuvent s'exprimer
également en termes de valeurs. Certains concepts euclidiens
de la géométrie demandent à être redéfinis.
"Inventions de l'esprit méditerranéen",
les canons de rhétorique et de narration, les us et abus
de politique et de dialectique, ont trop longtemps servi et semblent
souvent épuisés.
Je ne sais si de telles mises en garde peuvent aider à
résister à ce pessimisme historique que j'ai indiqué
au début de ce périple et qui ressemble, par moments,
à l'angoisse des navigateurs du passé se dirigeant
vers des rivages inconnus.
Pourra-t-on arrêter ou empêcher - et par quels moyens
-les nouvelles "divisions" qui se créent à
chaque point, "de l'Orient à l'Occident"? Ce
sont là des questions qui restent sans réponses. |
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