Postface
de Robert
Bréchon
Predrag Matvejevitch,
citoyen d'une Europe introuvable
Predrag Matvejevitch
a surgi récemment sur le devant de la scène littéraire
européenne, où son origi-nalité a été
immédiatement reconnue1. Mais il n'est pas un débutant.
Sa carrière de professeur, son œuvre d'écrivain
et son action de militant ont depuis long-temps des échos
en France. Il entretient des liens privi-légiés
avec notre pays. Il a soutenu en 1967 une thèse de doctorat
à la Sorbonne et il en a tiré un livre, écrit
direc-tement en français2. Titulaire de la chaire de littérature
française de l'université de Zagreb, c'est aux écrivains
français contemporains qu'il a consacré ses premiers
ouvrages, publiés en serbo-croate dans son pays.
Il y a seulement quatre ou cinq ans, il était encore facile
de le définir. Citoyen yougoslave de nationalité
croate, originaire de Mostar en Herzégovine, de père
russe, nourri de culture française, familier de l'Italie:
un homme à la fois fortement enraciné et cosmopolite.
Aujourd'hui, il n'y a plus de Yougoslavié. Les Serbes ont
fait la guerre à la Croatie et conquis une grande part
de la Bosnie-Herzégovine. Les Croates ont détruit
Mostar. Matvejevitch était, de cœur, aussi «bosniaque»
que «croate» et «yougoslave», mais tout
cela, qui s'accordait parfaitement, ne va plus ensemble. Haï
par les nationalistes serbes, ses anciens concitoyens, comme l'ennemi
croate, il est rejeté par les nationalistes croates, ses
compatriotes, pour sa tolé-rance envers les démocrates
serbes et bosniaques, dont beaucoup sont restés ses amis.
Si son identité, sous la pression des événements,
est devenue problématique, son œuvre, en se diversi-fiant,
paraît elle aussi inclassable. Quel rapport y a-t-il entre
les sages études littéraires de sa jeunesse, les
écrits biographiques et polémiques, souvent violents,
de son âge mûr (recueillis dans les deux versions
de son Épistolaire) et ce livre de fantaisie et de mémoire
qu'est le Bréviaire ? Un lecteur non prévenu pourrait
presque s'imaginer qu'il a affaire à trois auteurs diffé-rents:
un érudit, un témoin engagé et un poète.
Le fil qui relie tous ces textes entre eux et en fait une œuvre
homogène, c'est peut-être la question qu'ils ne cessent
de poser: celle du rapport de chaque homme avec l'es-pace et le
temps de sa vie mortelle.
Ion, dans la tragédie d'Euripide qui porte son nom, interroge
l'étrangère en qui plus tard il reconnaî-tra
sa mère: «Qui es-tu? D'où viens-tu? De quelle
patrie es-tu fille? Quel nome faut-il te donner?» Vingt-trois
siècles plus tard, Berdiaïev dit que «la terre
est une catégorie de l'esprit russe». A la fois abstraite-ment,
comme le Grec qu'il est par héritage culturel, et charnellement,
comme le Slave qu'il est par filiation et imprégnation,
Matvejevitch ressent fortemert le poids du moment et du lieu dans
la destinée des mdividus et des peuples. A l'heure où
le «mal d'identité» ronge une partie de notre
continent, dans l'espace politique en ruines, dans le brouillard
idéologique et spirituel, les frères humains ne
se reconnaissent plus entre eux, nul ne sait plus qui est son
prochain ou son semblable. Mais ce doute sur soi, qui est le lot
des citoyens éclairés de l'«Autre» Europe,
n'est-ce pas ce qui nous définit tous indistinctement,
à l'ouest, au centre et à l'est, comme Européens
? Un autre intellectuel cosmopolite, origi-naire, lui, de l'«Europe
mineure» (la péninsule Ibérique), écrit:
«Nous, Européens, sommes le seuls humains qui, en
tant que sujets historiques et acteurs culturels, n’ont
pas d’identité. Littéralement, nous ne savons
pas qui nous sommes. L’essence de la culture occidentale
se résume dans cette volonté de nous donner un nom3
».
*
Le premier Matvejevitch, celui des années 1960--1970, est
fondamentalement une intelligence critique, qui se livre, à
propos des textes ou des phénomènes cul-turels,
à une activité de discernement, de tri, de mise
en perspective, bref, de rangement. Il est aussi un théori-cien
qui, de ses analyses, tente d'inférer des lois. Il cherche
à saisir la rationalité du rapport entre l'art et
la vie, entre l'inspiration et l'occasion. Il le fait méthodi-quement,
mais sans dogmatisme. Son éclectisme luipermet de projeter
sur les textes et sur les questions qu'il étudie les feux
croisés de théories empruntées à diverses
écoles de pensée. Marqué par le marxisme
ambiant de l'après-guerre, il se réfère à
Adorno, à Lukács, mais aussi à Croce, Bachelard,
Souriau, Curtius, Bergson et, bien entendu, Sartre. C'est pour-tant
la théorie des «formalistes» russes, Prop et
Chklovski, alors inconnus en France, qui l'a le plus aidé
à élaborer sa propre méthode critique, ce
regard à la fois empathique et distancié qui est
sa marque.
On sait que le terme de «poésie de circonstance»
doit sa fortune à Goethe. Pour lui, il n'y a pas de créa-tion
poétique qui ne soit inspirée par un événement.
«Mes poèmes sont tousla réalité, c'est
sur elle qu'ils se fondent. Je n'ai que faire des poèmes
qui ne reposent sur rien4 .» Mais la circonstance, dans
son cas, a une relation avec la vie personnelle du poète.
Ce n'est pas elle qui fait le poète, dit à peu près
Lamennais, mais c'est elle qui le manifeste. Ou encore, pour parler
cette fois comme Lamartine, ce n'est pas le poète qui choisit
la circons-tance qui lui plaît, c'est plutôt la circonstance
qui choi-sit son poète.
Après la Révolution, dans l'Europe des nations,
«le rêve œcuménique d'un Goethe –
l'idée d'une littérature universelle – s'évanouit
devant les exigences particulières, et souvent particularistes,
de nationalisme». Au début, le mot n'avait rien de
péjoratif, mais ce qu'il désigne, qui était
une forme de la liberté, est devenu une catégorie
de l'oppression. Dans certains pays d'Europe s'est instauré
un «fonctionnalisme culturel» qui prive les individus
de toute initiative. «La notion herderienne d'esprit du
peuple (Volksgeist) s'est trans-formée en celle d'esprit
(ou d'âme) de la nation, en pre-nant un sens de plus en
plus idéologique. «Dans cette situation, l’écrivain
n’a plus guère le choix qu’entre trois attitudes:
«l’encagement», le «langagement5 »
ou «l’attitude critique». Mais il sait que cette
«critique» frontale l’expose à tous les
dangers. S’engager, en ce sens, pour l’intellectuel,
c’est accepter de devenir «otage de la vérité6
».
L'Épistolaire de l'Autre Europe est le bréviaire
de la dissidence. Le dissident n'est pas un simple oppo-sant.
Il ne s'exprime pas au nom d'un autre parti que le parti au pouvoir.
Contre l'idéologie, la passion nationa-liste ou la raison
d'État, il invoque les droits de l'homme, tenus pour des
valeurs universelles et trans-cendantes. Il est l'éternelle
Antigone, face au perpétuel Créon. Il est, contre
les chiens de garde de la classe ou de la clique au pouvoir, le
gardien de la vérité. Le modèle parfait du
dissident, c'est Karlo Steiner7 . Le livre s'ouvre par l'éloge
de son autobiographie Sept mille jours en Sibérie, et se
termine par son éloge funèbre prononcé au
cimetière de Zagreb. Il est «le héros de notre
temps». Il dénonce les crimes commis au nom de l'idéologie
qui a été la sienne, sans renier pour autant les
valeurs qui guidaient sa révolte. A l'in-verse, Matvejevitch
se méfie de ceux qui ont simple-ment changé de camp
et troqué un mensonge contre un autre: tel Djilas, ancien
chef stalinien fanatique devenu pour l'Occident le parangon de
la dissidence sans s'être, comme Steiner, «justifié
devant lui-même et devant les autres», par la sincérité
de son témoignage.
Le noyau initial de l'Épistolaire est une suite de «lettres
ouvertes» publiées en ex-Yougoslavie (1985), sans
obtenir de «permis de diffusion» en Croatie, adressées
aux grands de ce monde: chefs d'État ou de gouvernement,
responsables de partis politiques, magistrats, prélats,
etc. Elles ont été écrites en défense
d'intellectuels opprimés dans les pays d'Europe de l'Est
et dans quelques autres, de 1971 à 1992, c'est-à-dire
non seulement à l'époque de la dictature mais aussi
sous les régimes de «démocrature» (ce
terme a été forgé par Matvejevitch) qui un
peu partout, y com-pris en Yougoslavie, ont succédé
aux États commu-nistes. Le genre de la lettre ouverte avait
été illustré au XIXe siècle par des
écrivains russes comme Herzen et Gogol. L'originalité
de Matvejevitch est d'avoir fait de cette centaine de textes un
livre dont le titre, Épisto-laire, emprunté à
une tradition monastique grecque, traduit, comme celui de Bréviaire,
la volonté de donner à cet objet de langage un caractère
rituel et sacré8 . En composant l'ouvrage définitif,
l'auteur y a inclus, à côté des lettres ouvertes
adressées aux «princes», dont cer-taines (à
Ceaucescu, Jaruzelski, Jivkov) sont des «gifles»,
d'autres lettres, destinées à ses amis eux aussi
opprimés, à ceux de ses aieux qui l'avaient été
autre-fois, à son père. Elles donnent à ce
livre imprécatoire une tendresse inattendue. n a aussi
une dimension réflexive, grâce au procédé
du double registre: chaque lettre est suivie (ou parfois précédée)
d'un post-scrip-tum rédigé pour l'édition
en volume. Ces gloses font penser à la fois aux miroirs
«en abîme» de l'art baroque et aux lamentations
du chœur antique com-mentant la destinée tragique
des héros.
Ce livre est une chronique de notre temps: les his-toriens futurs
y trouveront des documents, des récits d'événements,
des portraits. On peut le lire aussi comme un roman, où
s'entrecroisent, se font et se brisent les des-tins. Mais il transcende
les faits bruts qu'il rapporte. S'il y est question de politique,
l'ambition de l'auteur est avant tout morale. Si la scène
est l'Europe de notre temps, tout se situe pourtant dans le domaine
des valeurs. n s'agit de savoir ce que peut et ce que vaut l'homme.
Matvejevitch professe douloureusement sa foi humaniste désenchan-tée
mais non désespérée. Comme son maître,
le Croate Krle_a, il avait cru que «le peuples slaves du
sud pouvaient s’entendre et vivre ensemble». Comme
l'autre grand écrivain yougoslave, le Bosniaque Andri_,
il sait que ce n'est plus guère concevable9 . Andric a
été le seul à pressentir, longtemps à
l'avance, la malédiction qui s'abattrait un jour sur son
pays. «Vous aimez ardemment votre terre natale, mais de
trois ou quatre façons qui s’excluent l’une
l’autre, avec une ferveur qui engendre une hostilité
sans merci». L'hostilité sera-t-elle finalement plus
forte que la ferveur? Qui sait? L'avenir est ouvert: tout est
toujours possible, même l'improbable.
Matvejevitch cite le mot de Julien Benda avant la dernière
guerre: «L’Europe sera sérieuse ou ne sera
pas». Mais où est l'Europe ? Qui, aujourd'hui, est
Européen ? Faut-il croire l'Autrichien Karl Manheim, ami
de Karl Kraus, pour qui «la vraie Europe, c’était
l’Europe centrale10 » ? La ville où Matvejevitch
a passé sa vie, Zagreb, n'a évidemment jamais été
en «Europe de l'Est»; Prague, Budapest ou yubljana
non plus. Il n'est pas possible malgré tout d'appeler du
même nom «d'Europe centrale» cette région
où se côtoient des pays qui ont été
soumis au joug de la Russie et d'autres où la tradition
démocratique s'est maintenue. Non, le vrai clivage est
ailleurs. «L’Europe de Maastricht se trouve confrontée
à l’Europe de Sarajevo.» L'une cherche à
se construire, l'autre tend à se détruire. L'auto-déchirement
suicidaire de nations sœurs, qu'on voit de nouveau à
l'œuvre à l'est de l'Europe et dans les Balkans, peut
nous apparaître à nous aussi comme un mane, tecel,
pharès inscrit en lettres de feu sur l'invisible Mur dont
l'absence au bout de cinq ans nous donne déjà le
vertige.
Faire ce qu'on croit être ou être ce qu'on veut faire,
voilà la question. Matvejevitch distingue l'«identité
de l'être», qui entretient les mythes du sang, de
la race, du territoire, et l'«identité du faire»,
qui trans-cende ces fantasmagories par un projet commun. La différence
entre la civilisation et la barbarie est là. Sans le regard
critique de chaque nationalité sur elle-même, le
choc des nationalismes continuera à engendrer l'alié-nation,
la violence et la terreur.
Entre asile et exil11 (son Épistolaire russe, qui suit
de près l'original, écrit en croate et en russe)
reprend une partie de l'Épistolaire de l'Autre Europe,
le dépouillant de tout ce qui n'est pas son propos central
- la chronique de la dissidence russe - et de tout ce qui ne relève
pas spécifiquement du genre épistolaire, qui fait
l'unité et l'originalité du livre. Le resserrement
du récit, en rendant plus apparente la chronologie des
évé-nements, souligne la dimension romanesque de
ce qu'on avait parfois pris uniquement pour un essai. Des lettres
de 1972, adressées à son père, au dernier
hom-mage rendu en 1992 au véritable héros de cette
épopée de la dissidence, Karlo Steiner, Predrag
Matvejevitch a appris à lutter et à espérer,
à vivre et à mourir. Il déclare lui-même
avoir voulu écrire un Bildungs-roman, un «roman d'apprentissage».
Il faut bien dire aussi que depuis les premières Lettres
ouvertes de 1985, et même depuis la publication de l'Épistolaire
en 1993, la situation de l'Europe a changé. Le concept
«d'Europe de l'Est» a fondu au feu de l'Histoire;
et c'est bien désormais la Russie, la patrie des aieux
de Matvejevitch, la Russie vieille et nouvelle, notre voisine
proche et lointaine, encombrante et ambiguë, qui est face
à son destin, dont dépend en partie le nôtre.
*
Dans son nouveau livre, intitulé le Monde «ex»,
l'auteur, délogé de ses certitudes, de ses traditions
et même de sa patrie, jette un autre regard sur l'histoire
de ce dernier quart de siècle où tout dans son univers
s'est décomposé. Avec ce qui y faisait le malheur
de la condition humaine - l'absence de liberté, de confiance,
d'espoir- a disparu aussi ce qui pouvait être tenu pour
un bien: la paix, la convivialité, l'unité. Ce n'est
plus seulement l'avenir qui est bouché, c'est un présent
lui- même qui vient à manquer. La vie est vue comme
unailleurs. Les hommes ne se définissent plus par ce qu'ils
sont mais par ce qu'ils ont cessé d'être, comme les
«demi-soldes» de la Restauration franc,aise de 1815,
après l'écroulement de l'Empire.
Ce livre relate l'étrange aventure des sociétés
de l'Autre Europe, dont le présent est ainsi escamoté.
En ex-Europe de l'Est, les ex-Soviétiques ont-ils échappé
à l'ex-langue de bois ? En ex-Yougoslavie, sortie de l'ex-autogestion,
les ex-nationalités sont-elles encore viables ? Etc. La
méditation de l'auteur prend plus d'une fois la forme d'une
litanie. Et il présente son livre comme un volume de confessions,
ce qui, en renvoyant à l'ardente subjectivité de
tous ceux qui dans le passé, de saint Augustin à
Jean-Jacques, ont clamé leurs fautes ou leur foi, témoigne
de la douleur de ces «héritiers sans héritage»
qui ne peuvent plus que jeter un regard rétrospectif sur
ce qui naguère donnait un sens à leur vie.
J'ai parlé au début de cette étude, à
propos de la méthode de Predrag Matvejevitch, de son aptitude
à prendre du recul pour juger même ce qui lui est
le plus proche. Dans le Monde «ex», cet effet de distanciation
est plus visible que partout ailleurs. Les morceaux de bra-voure
de l'Épistolaire de l'Autre Europe étaient écrits
à chaud, dans un geste d'humeur, sous le coup de l'événe-ment,
sous la pression de circonstances si terribles qu'elles en prenaient
une sorte de grandeur tragique. Ce livre-ci est l'inventaire d'un
monde que la gomme de l'oubli semble avoir déjà
effacé de l'histoire et dont l'hor-reur est comme inachevée
par une indifférence désespé-rée.
L'Europe de l'Est n'est plus: elle n'est plus à l'Est,
ni en Europe. L'Europe centrale n'est plus au centre. Matvejevitch
lui-même n'est plus vraiment le dissident d'un système
dont on ne sait plus très bien s'il a jamais existé.
n est devenu un «ex», un homme de nulle part.
La distance de son regard critique est encore accru, dans ce dernier
livre, par le choix d'un nouveau langage. Jusqu'à présent,
il rédigeait volontiers les études littéraires,
les articles et, d'une manière générale,
les textes de commentaire en francais: un francais sage, ordonné,
raisonnable, un peu impersonnel. Pour les ouvrages de pure création,
comme les pamphlets de l'É-pistolaire, où s'allient
la tendresse et la colère, il avait recours à sa
langue maternelle, le croate, ou épisodique-ment à
sa langue paternelle, le russe: un croate ou un russe fulgurants,
très personnels, que la traduction heu-reusement réussissait
à rendre. Par une conversion lin-guistique et stylistique
que je croyais impossible, il a écrit le Monde «ex»
directement en fran,cais dans le même style qu'en croate
ou en russe: un style qui n'est plus celui d'un auteur écrivant
dans une langue étran-gère, ni celui d'une œuvre
traduite d'une autre langue; un style qui lui est désormais
consubstantiel. Il a fait la même expérience que
le Polonais Jozef Korzeniowski, devenu l'écrivain anglais
Joseph Conrad, ou le Russe Vladimir Nabokov, devenu romancier
américain. C'est de l'intérieur même de la
langue française qu'il parle aujourd'hui des morts aux
vivants. Ce phénomène est un miracle. J'y vois la
vraie victoire de l'esprit de créa-tion littéraire
sur la malédiction de Babel.
Il est en Europe des espaces où la géographie et
l'his-toire se défient. Tel est le cas des Balkans. La
Méditerranée s'est fracturée dans la péninsule
balkanique. La faille tra-verse et divise justement la Yougoslavie:
frontière entre les empires oriental et occidental, terrain
du schisme chrétien, ligne de partage entre la catholicité
latine et l'orthodoxie byzantine, entre la chrétienté
et l'islam. Premier pays du Tiers-Monde en Europe ou encore premier
pays européen dans le Tiers-Monde...
Ces lignes de l'Épistolaire de l'Autre Europe peu-vent
servir d'introduction au Bréviaire; si l'on ajoute que
cette «faille» traverse l'auteur lui-même, conti-nental
mû par un tropisme maritime, qui est une «foi dans
le sud», ou riverain de l'Adriatique adossé au continent
massif qui, au-delà du Karst et de la Pannonie, ramène
son imagination vers le pays de ses ancêtres. Ce sentiment
d'être, à Mostar, sa ville natale, à la fois
au centre d'un ensemble et à une frontière, est
sans doute la «raison personnelle» qui l'a poussé
à entreprendre cette exploration géopoétique
de la Méditerranée. Exploration par les lectures
dans les bibliothèques et les archives, où il a
consulté des mil-liers de livres, de cartes et d'estampes,
mais aussi par les voyages sur terre et sur mer et par des conversations
avec des inconnus dans les bistrots et dans les ports: cet érudit
bourlingueur a une connaissance ou une imagi-nation sensuelles
de tout ce dont il parle. Le discours savant laisse à chaque
instant affleurer la subjectivité fervente, un peu sur
le ton du Chateaubriand de l'Itinéraire, lui aussi pour
l'essentiel méditerranéen. «J’ai vu,
avec une admiration teintée de crainte, les grottes de
la Crête... J’ai parcouru bien des fleuves en Méditerranée,
en suivant leurs cours, leurs lits. Je m’y suis baigné,
ai respiré les senteurs qui s’exhalent de la végétation
sur leurs rives... J’ai navigué en Mediterranée
entouré d’équipages et de compagnons de voyage...
»
L'impression de bonheur que donne ce livre, ou qu'il reflète,
car il a sans doute d'abord été celui de l'au-teur,
vient d'une rencontre presque miraculeuse entre l'amour des choses
de la mer et l'amour des mots qui les disent. Le vertige du savoir
et l'ivresse de l'écriture se mirent l'un dans l'autre
et échangent leurs pouvoirs. Ecrire. c'est créer
ou recréer par le langage un état de grâce
devant le réel. L'ambition du Bréviaire est, par
définition, de tout dire, en bref, sur la Méditerranée:
arbres, fleuves, animaux, maisons, bateaux, outils, cou-leurs,
senteurs, direction des vents, fabrication des cor-dages, mœurs
des marins, des terriens et des îliens, variation des poids
et mesures, techniques de plongée sous-marine, rites funèbres,
origine des Albanais, méta-physique des bédouins,
traditions populaires locales, marchés, fêtes, contes,
jurons et chansons, etc. A cette boulimie encydopédique
borgésienne, qui fait du livre un inventaire infini, répond
une jubilation lexicogra-phique, qui donne à l'accumulation
des termes techniques une poésie baroque, presque rabelaisienne.
Au rebours de ce qu'on observe habituellement dans les discours,
les traités et les reportages, où les mots ne servent
qu'à exprimer les idées, dans le Bréviaire
les choses s'accrochent aux mots. Cette pri-mauté du langage
est soulignée par l'addition aux deux parties du livre,
le «Bréviaire» proprement dit et les «Cartes»,
d'un «Glossaire», ce qu'il faut entendre comme une
suite de «gloses» plutôt que comme un dictionnaire.
Mais le titre même de «Glossaire» tra-duit le
goût des «usuels», où les «matières»
sont dis-posées à plat dans l'espace du livre, ce
qui est le degré zéro de la composition littéraire.
L'auteur fait abon-damment l'éloge du Glossaire nautique
du polygraphe français Augustin Jal (1848), dont il s'est
inspiré. Et il n'est pas sans intérêt de rapprocher
du Bréviaire et du Glossaire deux «romans»
écrits en serbe (qui est la même langue que le croate)
par des contemporains de Matvejevitch: l'Encyclopédie des
morts de Danilo Ki_ et le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavi_.
Un nouvel art d'écrire, déjà parfois qualifié
de «post-moderne», était peut-être né
en Yougoslavie, juste avant que ce malheureux pays ne se déchire
irrémédiablement.
Après la parution en France du Bréviaire et de l'Épistolaire
certains critiques se sont demandé à quel genre
ces livres appartiennent. D'autres ont jugé la question
oiseuse. On peut penser que la vie des formes littéraires
et artistiques, codifiées en «genres», définit
la culture. Ce qu'a fait Matvejevitch en trente ans, des études
critiques de sa jeunesse aux aveux de l'Épisto-laire et
aux notes de voyage du Bréviaire, n'est-ce pas une réinvention
de l'essai ? Ce terme galvaudé désigne aujourd'hui
n'importe quel discours en prose. Pourtant l'essai, dont le territoire
est délimité par la philosophie, la fiction, la
poésie et le journal intime, est un genre majeur, dont
Montaigne avait donné le modèle, qui a quelque chance,
semble-t-il, d'être l'une des formes lit-téraires
dominantes de demain.
Un des caractères de cette esthétique de l'essai,
c'est le ton interrogatif ou problématique. Il y a, dans
ces livres, plus de questions que de réponses. Pas d'af-firmation
péremptoire ni de conclusion définitive. L'auteur
du Bréviaire, qui sait tant de choses, ne cesse d'avouer
son ignorance. «Pourquoi tant d'habitants de la côte
ont-ils toDé le dos à la mer ? Le tracé des
frontières septentrionales de la Méditerranée
marque-t-il la bordure de la présence séfarade ?
Les Vénitiens sontÄils les descendants d'une tribu
du cours moyen de la Vistule ?... » Peut-être y a-t-il
un rapport entre cette suspension du jugement et la fin d'un certain
type de fiction. Les énergies naguère à l'œuvre
dans le roman semblent aujourd'hui investir l'essai. Cette forme
ouverte convient bien à l'intellectuel européen
d'au-jourd'hui, délogé de ses certitudes après
la mort de «l'utopie pernicieuse» et de l'espoir qui
en avait été la part lumineuse. Matvejevitch a appartenu,
dans les années soixante-dix, à «l'école
de Kor_ula», où des penseurs engagés, venus
de toute l'Europe, se retrou-vaient pour tenter de définir
un «socialisme à visagehumain», contre les
totalitarismes et les nationa-lismes12 . Désormais, «héritier
sans héritage», socialiste sans socialisme, démocrate
sans démocratie,Yougoslave sans Yougoslavie et Européen
sans Europe, puisque la seule Europe, la nôtre, dans laquelle
il avait une «foi aveugle», s'enferme à son
tour dans ses frontières, tout ce qu'il peut faire, c'est
accomplir ces exercices de liberté de pensée que
sont ses livres. Le vagabondage géopoétique dans
l'espace terraqué de la Méditerranée et les
«bouteilles à la mer» chargées de porter
à ses frères européens les messages de la
«nouvelle dissidence», tout cela semble témoigner,
dans cette conscience blessée, d'une indomptable confiance
en l'homme.
Dans un épisode de son livre Entre asile et exil, l'auteur,
au cours d'un voyage en Union soviétique, rencontre à
Odessa un vieil homme, ancien déporté dans «les
contrées de l'Est», sage solitaire dont la figure
originale évoque celles de l'ancien bagnard des Souvenirs
de la maison des morts ou du starets Zosime des Frères
Karamazov13 . Il a connu un parent de Matvejevitch, qui n'est
pas revenu de «là-bas». Le retour a été
décevant. «Ce que nous avons appris là-bas
ne nous est d’aucun secours ici». Pour le remercier,
son hôte veut lui faire un cadeau, mais il le refuse. «On
m’a dit que vous éties écrivain. Écrivez
pour moi quelques lignes sur le pain.» Quelques jours plus
tard, Matvejevitch écrit au vieillard:
Je n'ai pas assez parcouru le monde pour bien connaître
le pain.
Le pain est un monde, disait le pèlerin.
Il ne nous restera que du pain et du sel pour les accueillir [...]
Du pain et de l'eau. - L'eau lourde ne s'écoule pas vers
la mer, ainsi parlait l'errant...
Nous avons péché les uns contre les autres -Le pain
se fera rare, a-t-on prophétisé. Les épis
se sont couchés à même le champ. n nous a
fallu nourrir les armées [...]
Nous chantons un chant que l'on entend à peine. La crôûte
terrestre et une crôûte de pain. Une si vaste plaine,
la Russie, Ai-je inscrit à la f n de cette lettre que je
t'envoie.
Comme si le poète qui s'éveille en lui ne s'était
pas encore suffisamment acquitté de la promesse faite au
vieil homme russe, c'est donc le pain qui sera le thème
de son prochain livre. Après l'espace de sa vie quotidienne
et le temps de sa liberté, il veut chanter cette réalité
à la fois plus symbolique et plus concrète qu'est
le pain. Ce repli sur l'objet le plus humble qui puisse inspirer
un écrivain est-il l'effet de son désen-chantement
? Après tout ce qui s'est passé, à quelles
conditions est-il encore possible d'écrire? Chalamov, rescapé
de la Kolyma, le lieu le plus cruel du goulag, disait: «Je
ne crois pas à la littérature. Je ne pense pas qu’elle
puisse rendre l’homme meilleur». En s'accom-pagnant
à la guitare,Vyssotski chantait les Ossuaires de Leningrad:
«Il n’y a pas ici de destins personnels. Tous les
destins sont réunis». Il y a dans toute littérature
une part de subjectivité qui est peut-être devenue
insup-portable pour qui a connu de près ou de loin l'anony-mat
de la Terreur. Predrag Matvejevitch écrit donc, plutôt
que sur les hommes eux-mêmes, sur le pain qui les fait vivre.
Mais beaucoup d'entre nous, dans l'une et l'autre Europe, se souviendront
de lui comme de l'un de ceux qui, au temps du mépris, auront
sauvé «l’honneur des poètes»,
comme on disait chez nous il y a cin-quante ans.
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