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Postface de Robert Bréchon

Predrag Matvejevitch, citoyen d'une Europe introuvable

Predrag Matvejevitch a surgi récemment sur le devant de la scène littéraire européenne, où son origi-nalité a été immédiatement reconnue1. Mais il n'est pas un débutant. Sa carrière de professeur, son œuvre d'écrivain et son action de militant ont depuis long-temps des échos en France. Il entretient des liens privi-légiés avec notre pays. Il a soutenu en 1967 une thèse de doctorat à la Sorbonne et il en a tiré un livre, écrit direc-tement en français2. Titulaire de la chaire de littérature française de l'université de Zagreb, c'est aux écrivains français contemporains qu'il a consacré ses premiers ouvrages, publiés en serbo-croate dans son pays.
Il y a seulement quatre ou cinq ans, il était encore facile de le définir. Citoyen yougoslave de nationalité croate, originaire de Mostar en Herzégovine, de père russe, nourri de culture française, familier de l'Italie: un homme à la fois fortement enraciné et cosmopolite. Aujourd'hui, il n'y a plus de Yougoslavié. Les Serbes ont fait la guerre à la Croatie et conquis une grande part de la Bosnie-Herzégovine. Les Croates ont détruit Mostar. Matvejevitch était, de cœur, aussi «bosniaque» que «croate» et «yougoslave», mais tout cela, qui s'accordait parfaitement, ne va plus ensemble. Haï par les nationalistes serbes, ses anciens concitoyens, comme l'ennemi croate, il est rejeté par les nationalistes croates, ses compatriotes, pour sa tolé-rance envers les démocrates serbes et bosniaques, dont beaucoup sont restés ses amis.
Si son identité, sous la pression des événements, est devenue problématique, son œuvre, en se diversi-fiant, paraît elle aussi inclassable. Quel rapport y a-t-il entre les sages études littéraires de sa jeunesse, les écrits biographiques et polémiques, souvent violents, de son âge mûr (recueillis dans les deux versions de son Épistolaire) et ce livre de fantaisie et de mémoire qu'est le Bréviaire ? Un lecteur non prévenu pourrait presque s'imaginer qu'il a affaire à trois auteurs diffé-rents: un érudit, un témoin engagé et un poète. Le fil qui relie tous ces textes entre eux et en fait une œuvre homogène, c'est peut-être la question qu'ils ne cessent de poser: celle du rapport de chaque homme avec l'es-pace et le temps de sa vie mortelle.
Ion, dans la tragédie d'Euripide qui porte son nom, interroge l'étrangère en qui plus tard il reconnaî-tra sa mère: «Qui es-tu? D'où viens-tu? De quelle patrie es-tu fille? Quel nome faut-il te donner?» Vingt-trois siècles plus tard, Berdiaïev dit que «la terre est une catégorie de l'esprit russe». A la fois abstraite-ment, comme le Grec qu'il est par héritage culturel, et charnellement, comme le Slave qu'il est par filiation et imprégnation, Matvejevitch ressent fortemert le poids du moment et du lieu dans la destinée des mdividus et des peuples. A l'heure où le «mal d'identité» ronge une partie de notre continent, dans l'espace politique en ruines, dans le brouillard idéologique et spirituel, les frères humains ne se reconnaissent plus entre eux, nul ne sait plus qui est son prochain ou son semblable. Mais ce doute sur soi, qui est le lot des citoyens éclairés de l'«Autre» Europe, n'est-ce pas ce qui nous définit tous indistinctement, à l'ouest, au centre et à l'est, comme Européens ? Un autre intellectuel cosmopolite, origi-naire, lui, de l'«Europe mineure» (la péninsule Ibérique), écrit: «Nous, Européens, sommes le seuls humains qui, en tant que sujets historiques et acteurs culturels, n’ont pas d’identité. Littéralement, nous ne savons pas qui nous sommes. L’essence de la culture occidentale se résume dans cette volonté de nous donner un nom3 ».
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Le premier Matvejevitch, celui des années 1960--1970, est fondamentalement une intelligence critique, qui se livre, à propos des textes ou des phénomènes cul-turels, à une activité de discernement, de tri, de mise en perspective, bref, de rangement. Il est aussi un théori-cien qui, de ses analyses, tente d'inférer des lois. Il cherche à saisir la rationalité du rapport entre l'art et la vie, entre l'inspiration et l'occasion. Il le fait méthodi-quement, mais sans dogmatisme. Son éclectisme luipermet de projeter sur les textes et sur les questions qu'il étudie les feux croisés de théories empruntées à diverses écoles de pensée. Marqué par le marxisme ambiant de l'après-guerre, il se réfère à Adorno, à Lukács, mais aussi à Croce, Bachelard, Souriau, Curtius, Bergson et, bien entendu, Sartre. C'est pour-tant la théorie des «formalistes» russes, Prop et Chklovski, alors inconnus en France, qui l'a le plus aidé à élaborer sa propre méthode critique, ce regard à la fois empathique et distancié qui est sa marque.
On sait que le terme de «poésie de circonstance» doit sa fortune à Goethe. Pour lui, il n'y a pas de créa-tion poétique qui ne soit inspirée par un événement. «Mes poèmes sont tousla réalité, c'est sur elle qu'ils se fondent. Je n'ai que faire des poèmes qui ne reposent sur rien4 .» Mais la circonstance, dans son cas, a une relation avec la vie personnelle du poète. Ce n'est pas elle qui fait le poète, dit à peu près Lamennais, mais c'est elle qui le manifeste. Ou encore, pour parler cette fois comme Lamartine, ce n'est pas le poète qui choisit la circons-tance qui lui plaît, c'est plutôt la circonstance qui choi-sit son poète.
Après la Révolution, dans l'Europe des nations, «le rêve œcuménique d'un Goethe – l'idée d'une littérature universelle – s'évanouit devant les exigences particulières, et souvent particularistes, de nationalisme». Au début, le mot n'avait rien de péjoratif, mais ce qu'il désigne, qui était une forme de la liberté, est devenu une catégorie de l'oppression. Dans certains pays d'Europe s'est instauré un «fonctionnalisme culturel» qui prive les individus de toute initiative. «La notion herderienne d'esprit du peuple (Volksgeist) s'est trans-formée en celle d'esprit (ou d'âme) de la nation, en pre-nant un sens de plus en plus idéologique. «Dans cette situation, l’écrivain n’a plus guère le choix qu’entre trois attitudes: «l’encagement», le «langagement5 » ou «l’attitude critique». Mais il sait que cette «critique» frontale l’expose à tous les dangers. S’engager, en ce sens, pour l’intellectuel, c’est accepter de devenir «otage de la vérité6 ».
L'Épistolaire de l'Autre Europe est le bréviaire de la dissidence. Le dissident n'est pas un simple oppo-sant. Il ne s'exprime pas au nom d'un autre parti que le parti au pouvoir. Contre l'idéologie, la passion nationa-liste ou la raison d'État, il invoque les droits de l'homme, tenus pour des valeurs universelles et trans-cendantes. Il est l'éternelle Antigone, face au perpétuel Créon. Il est, contre les chiens de garde de la classe ou de la clique au pouvoir, le gardien de la vérité. Le modèle parfait du dissident, c'est Karlo Steiner7 . Le livre s'ouvre par l'éloge de son autobiographie Sept mille jours en Sibérie, et se termine par son éloge funèbre prononcé au cimetière de Zagreb. Il est «le héros de notre temps». Il dénonce les crimes commis au nom de l'idéologie qui a été la sienne, sans renier pour autant les valeurs qui guidaient sa révolte. A l'in-verse, Matvejevitch se méfie de ceux qui ont simple-ment changé de camp et troqué un mensonge contre un autre: tel Djilas, ancien chef stalinien fanatique devenu pour l'Occident le parangon de la dissidence sans s'être, comme Steiner, «justifié devant lui-même et devant les autres», par la sincérité de son témoignage.
Le noyau initial de l'Épistolaire est une suite de «lettres ouvertes» publiées en ex-Yougoslavie (1985), sans obtenir de «permis de diffusion» en Croatie, adressées aux grands de ce monde: chefs d'État ou de gouvernement, responsables de partis politiques, magistrats, prélats, etc. Elles ont été écrites en défense d'intellectuels opprimés dans les pays d'Europe de l'Est et dans quelques autres, de 1971 à 1992, c'est-à-dire non seulement à l'époque de la dictature mais aussi sous les régimes de «démocrature» (ce terme a été forgé par Matvejevitch) qui un peu partout, y com-pris en Yougoslavie, ont succédé aux États commu-nistes. Le genre de la lettre ouverte avait été illustré au XIXe siècle par des écrivains russes comme Herzen et Gogol. L'originalité de Matvejevitch est d'avoir fait de cette centaine de textes un livre dont le titre, Épisto-laire, emprunté à une tradition monastique grecque, traduit, comme celui de Bréviaire, la volonté de donner à cet objet de langage un caractère rituel et sacré8 . En composant l'ouvrage définitif, l'auteur y a inclus, à côté des lettres ouvertes adressées aux «princes», dont cer-taines (à Ceaucescu, Jaruzelski, Jivkov) sont des «gifles», d'autres lettres, destinées à ses amis eux aussi opprimés, à ceux de ses aieux qui l'avaient été autre-fois, à son père. Elles donnent à ce livre imprécatoire une tendresse inattendue. n a aussi une dimension réflexive, grâce au procédé du double registre: chaque lettre est suivie (ou parfois précédée) d'un post-scrip-tum rédigé pour l'édition en volume. Ces gloses font penser à la fois aux miroirs «en abîme» de l'art baroque et aux lamentations du chœur antique com-mentant la destinée tragique des héros.
Ce livre est une chronique de notre temps: les his-toriens futurs y trouveront des documents, des récits d'événements, des portraits. On peut le lire aussi comme un roman, où s'entrecroisent, se font et se brisent les des-tins. Mais il transcende les faits bruts qu'il rapporte. S'il y est question de politique, l'ambition de l'auteur est avant tout morale. Si la scène est l'Europe de notre temps, tout se situe pourtant dans le domaine des valeurs. n s'agit de savoir ce que peut et ce que vaut l'homme. Matvejevitch professe douloureusement sa foi humaniste désenchan-tée mais non désespérée. Comme son maître, le Croate Krle_a, il avait cru que «le peuples slaves du sud pouvaient s’entendre et vivre ensemble». Comme l'autre grand écrivain yougoslave, le Bosniaque Andri_, il sait que ce n'est plus guère concevable9 . Andric a été le seul à pressentir, longtemps à l'avance, la malédiction qui s'abattrait un jour sur son pays. «Vous aimez ardemment votre terre natale, mais de trois ou quatre façons qui s’excluent l’une l’autre, avec une ferveur qui engendre une hostilité sans merci». L'hostilité sera-t-elle finalement plus forte que la ferveur? Qui sait? L'avenir est ouvert: tout est toujours possible, même l'improbable.
Matvejevitch cite le mot de Julien Benda avant la dernière guerre: «L’Europe sera sérieuse ou ne sera pas». Mais où est l'Europe ? Qui, aujourd'hui, est Européen ? Faut-il croire l'Autrichien Karl Manheim, ami de Karl Kraus, pour qui «la vraie Europe, c’était l’Europe centrale10 » ? La ville où Matvejevitch a passé sa vie, Zagreb, n'a évidemment jamais été en «Europe de l'Est»; Prague, Budapest ou yubljana non plus. Il n'est pas possible malgré tout d'appeler du même nom «d'Europe centrale» cette région où se côtoient des pays qui ont été soumis au joug de la Russie et d'autres où la tradition démocratique s'est maintenue. Non, le vrai clivage est ailleurs. «L’Europe de Maastricht se trouve confrontée à l’Europe de Sarajevo.» L'une cherche à se construire, l'autre tend à se détruire. L'auto-déchirement suicidaire de nations sœurs, qu'on voit de nouveau à l'œuvre à l'est de l'Europe et dans les Balkans, peut nous apparaître à nous aussi comme un mane, tecel, pharès inscrit en lettres de feu sur l'invisible Mur dont l'absence au bout de cinq ans nous donne déjà le vertige.
Faire ce qu'on croit être ou être ce qu'on veut faire, voilà la question. Matvejevitch distingue l'«identité de l'être», qui entretient les mythes du sang, de la race, du territoire, et l'«identité du faire», qui trans-cende ces fantasmagories par un projet commun. La différence entre la civilisation et la barbarie est là. Sans le regard critique de chaque nationalité sur elle-même, le choc des nationalismes continuera à engendrer l'alié-nation, la violence et la terreur.
Entre asile et exil11 (son Épistolaire russe, qui suit de près l'original, écrit en croate et en russe) reprend une partie de l'Épistolaire de l'Autre Europe, le dépouillant de tout ce qui n'est pas son propos central - la chronique de la dissidence russe - et de tout ce qui ne relève pas spécifiquement du genre épistolaire, qui fait l'unité et l'originalité du livre. Le resserrement du récit, en rendant plus apparente la chronologie des évé-nements, souligne la dimension romanesque de ce qu'on avait parfois pris uniquement pour un essai. Des lettres de 1972, adressées à son père, au dernier hom-mage rendu en 1992 au véritable héros de cette épopée de la dissidence, Karlo Steiner, Predrag Matvejevitch a appris à lutter et à espérer, à vivre et à mourir. Il déclare lui-même avoir voulu écrire un Bildungs-roman, un «roman d'apprentissage». Il faut bien dire aussi que depuis les premières Lettres ouvertes de 1985, et même depuis la publication de l'Épistolaire en 1993, la situation de l'Europe a changé. Le concept «d'Europe de l'Est» a fondu au feu de l'Histoire; et c'est bien désormais la Russie, la patrie des aieux de Matvejevitch, la Russie vieille et nouvelle, notre voisine proche et lointaine, encombrante et ambiguë, qui est face à son destin, dont dépend en partie le nôtre.
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Dans son nouveau livre, intitulé le Monde «ex», l'auteur, délogé de ses certitudes, de ses traditions et même de sa patrie, jette un autre regard sur l'histoire de ce dernier quart de siècle où tout dans son univers s'est décomposé. Avec ce qui y faisait le malheur de la condition humaine - l'absence de liberté, de confiance, d'espoir- a disparu aussi ce qui pouvait être tenu pour un bien: la paix, la convivialité, l'unité. Ce n'est plus seulement l'avenir qui est bouché, c'est un présent lui- même qui vient à manquer. La vie est vue comme unailleurs. Les hommes ne se définissent plus par ce qu'ils sont mais par ce qu'ils ont cessé d'être, comme les «demi-soldes» de la Restauration franc,aise de 1815, après l'écroulement de l'Empire.
Ce livre relate l'étrange aventure des sociétés de l'Autre Europe, dont le présent est ainsi escamoté. En ex-Europe de l'Est, les ex-Soviétiques ont-ils échappé à l'ex-langue de bois ? En ex-Yougoslavie, sortie de l'ex-autogestion, les ex-nationalités sont-elles encore viables ? Etc. La méditation de l'auteur prend plus d'une fois la forme d'une litanie. Et il présente son livre comme un volume de confessions, ce qui, en renvoyant à l'ardente subjectivité de tous ceux qui dans le passé, de saint Augustin à Jean-Jacques, ont clamé leurs fautes ou leur foi, témoigne de la douleur de ces «héritiers sans héritage» qui ne peuvent plus que jeter un regard rétrospectif sur ce qui naguère donnait un sens à leur vie.
J'ai parlé au début de cette étude, à propos de la méthode de Predrag Matvejevitch, de son aptitude à prendre du recul pour juger même ce qui lui est le plus proche. Dans le Monde «ex», cet effet de distanciation est plus visible que partout ailleurs. Les morceaux de bra-voure de l'Épistolaire de l'Autre Europe étaient écrits à chaud, dans un geste d'humeur, sous le coup de l'événe-ment, sous la pression de circonstances si terribles qu'elles en prenaient une sorte de grandeur tragique. Ce livre-ci est l'inventaire d'un monde que la gomme de l'oubli semble avoir déjà effacé de l'histoire et dont l'hor-reur est comme inachevée par une indifférence désespé-rée. L'Europe de l'Est n'est plus: elle n'est plus à l'Est, ni en Europe. L'Europe centrale n'est plus au centre. Matvejevitch lui-même n'est plus vraiment le dissident d'un système dont on ne sait plus très bien s'il a jamais existé. n est devenu un «ex», un homme de nulle part.
La distance de son regard critique est encore accru, dans ce dernier livre, par le choix d'un nouveau langage. Jusqu'à présent, il rédigeait volontiers les études littéraires, les articles et, d'une manière générale, les textes de commentaire en francais: un francais sage, ordonné, raisonnable, un peu impersonnel. Pour les ouvrages de pure création, comme les pamphlets de l'É-pistolaire, où s'allient la tendresse et la colère, il avait recours à sa langue maternelle, le croate, ou épisodique-ment à sa langue paternelle, le russe: un croate ou un russe fulgurants, très personnels, que la traduction heu-reusement réussissait à rendre. Par une conversion lin-guistique et stylistique que je croyais impossible, il a écrit le Monde «ex» directement en fran,cais dans le même style qu'en croate ou en russe: un style qui n'est plus celui d'un auteur écrivant dans une langue étran-gère, ni celui d'une œuvre traduite d'une autre langue; un style qui lui est désormais consubstantiel. Il a fait la même expérience que le Polonais Jozef Korzeniowski, devenu l'écrivain anglais Joseph Conrad, ou le Russe Vladimir Nabokov, devenu romancier américain. C'est de l'intérieur même de la langue française qu'il parle aujourd'hui des morts aux vivants. Ce phénomène est un miracle. J'y vois la vraie victoire de l'esprit de créa-tion littéraire sur la malédiction de Babel.
Il est en Europe des espaces où la géographie et l'his-toire se défient. Tel est le cas des Balkans. La Méditerranée s'est fracturée dans la péninsule balkanique. La faille tra-verse et divise justement la Yougoslavie: frontière entre les empires oriental et occidental, terrain du schisme chrétien, ligne de partage entre la catholicité latine et l'orthodoxie byzantine, entre la chrétienté et l'islam. Premier pays du Tiers-Monde en Europe ou encore premier pays européen dans le Tiers-Monde...
Ces lignes de l'Épistolaire de l'Autre Europe peu-vent servir d'introduction au Bréviaire; si l'on ajoute que cette «faille» traverse l'auteur lui-même, conti-nental mû par un tropisme maritime, qui est une «foi dans le sud», ou riverain de l'Adriatique adossé au continent massif qui, au-delà du Karst et de la Pannonie, ramène son imagination vers le pays de ses ancêtres. Ce sentiment d'être, à Mostar, sa ville natale, à la fois au centre d'un ensemble et à une frontière, est sans doute la «raison personnelle» qui l'a poussé à entreprendre cette exploration géopoétique de la Méditerranée. Exploration par les lectures dans les bibliothèques et les archives, où il a consulté des mil-liers de livres, de cartes et d'estampes, mais aussi par les voyages sur terre et sur mer et par des conversations avec des inconnus dans les bistrots et dans les ports: cet érudit bourlingueur a une connaissance ou une imagi-nation sensuelles de tout ce dont il parle. Le discours savant laisse à chaque instant affleurer la subjectivité fervente, un peu sur le ton du Chateaubriand de l'Itinéraire, lui aussi pour l'essentiel méditerranéen. «J’ai vu, avec une admiration teintée de crainte, les grottes de la Crête... J’ai parcouru bien des fleuves en Méditerranée, en suivant leurs cours, leurs lits. Je m’y suis baigné, ai respiré les senteurs qui s’exhalent de la végétation sur leurs rives... J’ai navigué en Mediterranée entouré d’équipages et de compagnons de voyage... »
L'impression de bonheur que donne ce livre, ou qu'il reflète, car il a sans doute d'abord été celui de l'au-teur, vient d'une rencontre presque miraculeuse entre l'amour des choses de la mer et l'amour des mots qui les disent. Le vertige du savoir et l'ivresse de l'écriture se mirent l'un dans l'autre et échangent leurs pouvoirs. Ecrire. c'est créer ou recréer par le langage un état de grâce devant le réel. L'ambition du Bréviaire est, par définition, de tout dire, en bref, sur la Méditerranée: arbres, fleuves, animaux, maisons, bateaux, outils, cou-leurs, senteurs, direction des vents, fabrication des cor-dages, mœurs des marins, des terriens et des îliens, variation des poids et mesures, techniques de plongée sous-marine, rites funèbres, origine des Albanais, méta-physique des bédouins, traditions populaires locales, marchés, fêtes, contes, jurons et chansons, etc. A cette boulimie encydopédique borgésienne, qui fait du livre un inventaire infini, répond une jubilation lexicogra-phique, qui donne à l'accumulation des termes techniques une poésie baroque, presque rabelaisienne.
Au rebours de ce qu'on observe habituellement dans les discours, les traités et les reportages, où les mots ne servent qu'à exprimer les idées, dans le Bréviaire les choses s'accrochent aux mots. Cette pri-mauté du langage est soulignée par l'addition aux deux parties du livre, le «Bréviaire» proprement dit et les «Cartes», d'un «Glossaire», ce qu'il faut entendre comme une suite de «gloses» plutôt que comme un dictionnaire. Mais le titre même de «Glossaire» tra-duit le goût des «usuels», où les «matières» sont dis-posées à plat dans l'espace du livre, ce qui est le degré zéro de la composition littéraire. L'auteur fait abon-damment l'éloge du Glossaire nautique du polygraphe français Augustin Jal (1848), dont il s'est inspiré. Et il n'est pas sans intérêt de rapprocher du Bréviaire et du Glossaire deux «romans» écrits en serbe (qui est la même langue que le croate) par des contemporains de Matvejevitch: l'Encyclopédie des morts de Danilo Ki_ et le Dictionnaire Khazar de Milorad Pavi_. Un nouvel art d'écrire, déjà parfois qualifié de «post-moderne», était peut-être né en Yougoslavie, juste avant que ce malheureux pays ne se déchire irrémédiablement.
Après la parution en France du Bréviaire et de l'Épistolaire certains critiques se sont demandé à quel genre ces livres appartiennent. D'autres ont jugé la question oiseuse. On peut penser que la vie des formes littéraires et artistiques, codifiées en «genres», définit la culture. Ce qu'a fait Matvejevitch en trente ans, des études critiques de sa jeunesse aux aveux de l'Épisto-laire et aux notes de voyage du Bréviaire, n'est-ce pas une réinvention de l'essai ? Ce terme galvaudé désigne aujourd'hui n'importe quel discours en prose. Pourtant l'essai, dont le territoire est délimité par la philosophie, la fiction, la poésie et le journal intime, est un genre majeur, dont Montaigne avait donné le modèle, qui a quelque chance, semble-t-il, d'être l'une des formes lit-téraires dominantes de demain.
Un des caractères de cette esthétique de l'essai, c'est le ton interrogatif ou problématique. Il y a, dans ces livres, plus de questions que de réponses. Pas d'af-firmation péremptoire ni de conclusion définitive. L'auteur du Bréviaire, qui sait tant de choses, ne cesse d'avouer son ignorance. «Pourquoi tant d'habitants de la côte ont-ils toDé le dos à la mer ? Le tracé des frontières septentrionales de la Méditerranée marque-t-il la bordure de la présence séfarade ? Les Vénitiens sontÄils les descendants d'une tribu du cours moyen de la Vistule ?... » Peut-être y a-t-il un rapport entre cette suspension du jugement et la fin d'un certain type de fiction. Les énergies naguère à l'œuvre dans le roman semblent aujourd'hui investir l'essai. Cette forme ouverte convient bien à l'intellectuel européen d'au-jourd'hui, délogé de ses certitudes après la mort de «l'utopie pernicieuse» et de l'espoir qui en avait été la part lumineuse. Matvejevitch a appartenu, dans les années soixante-dix, à «l'école de Kor_ula», où des penseurs engagés, venus de toute l'Europe, se retrou-vaient pour tenter de définir un «socialisme à visagehumain», contre les totalitarismes et les nationa-lismes12 . Désormais, «héritier sans héritage», socialiste sans socialisme, démocrate sans démocratie,Yougoslave sans Yougoslavie et Européen sans Europe, puisque la seule Europe, la nôtre, dans laquelle il avait une «foi aveugle», s'enferme à son tour dans ses frontières, tout ce qu'il peut faire, c'est accomplir ces exercices de liberté de pensée que sont ses livres. Le vagabondage géopoétique dans l'espace terraqué de la Méditerranée et les «bouteilles à la mer» chargées de porter à ses frères européens les messages de la «nouvelle dissidence», tout cela semble témoigner, dans cette conscience blessée, d'une indomptable confiance en l'homme.
Dans un épisode de son livre Entre asile et exil, l'auteur, au cours d'un voyage en Union soviétique, rencontre à Odessa un vieil homme, ancien déporté dans «les contrées de l'Est», sage solitaire dont la figure originale évoque celles de l'ancien bagnard des Souvenirs de la maison des morts ou du starets Zosime des Frères Karamazov13 . Il a connu un parent de Matvejevitch, qui n'est pas revenu de «là-bas». Le retour a été décevant. «Ce que nous avons appris là-bas ne nous est d’aucun secours ici». Pour le remercier, son hôte veut lui faire un cadeau, mais il le refuse. «On m’a dit que vous éties écrivain. Écrivez pour moi quelques lignes sur le pain.» Quelques jours plus tard, Matvejevitch écrit au vieillard:
Je n'ai pas assez parcouru le monde pour bien connaître le pain.
Le pain est un monde, disait le pèlerin.
Il ne nous restera que du pain et du sel pour les accueillir [...]
Du pain et de l'eau. - L'eau lourde ne s'écoule pas vers la mer, ainsi parlait l'errant...
Nous avons péché les uns contre les autres -Le pain se fera rare, a-t-on prophétisé. Les épis se sont couchés à même le champ. n nous a fallu nourrir les armées [...]
Nous chantons un chant que l'on entend à peine. La crôûte terrestre et une crôûte de pain. Une si vaste plaine, la Russie, Ai-je inscrit à la f n de cette lettre que je t'envoie.
Comme si le poète qui s'éveille en lui ne s'était pas encore suffisamment acquitté de la promesse faite au vieil homme russe, c'est donc le pain qui sera le thème de son prochain livre. Après l'espace de sa vie quotidienne et le temps de sa liberté, il veut chanter cette réalité à la fois plus symbolique et plus concrète qu'est le pain. Ce repli sur l'objet le plus humble qui puisse inspirer un écrivain est-il l'effet de son désen-chantement ? Après tout ce qui s'est passé, à quelles conditions est-il encore possible d'écrire? Chalamov, rescapé de la Kolyma, le lieu le plus cruel du goulag, disait: «Je ne crois pas à la littérature. Je ne pense pas qu’elle puisse rendre l’homme meilleur». En s'accom-pagnant à la guitare,Vyssotski chantait les Ossuaires de Leningrad: «Il n’y a pas ici de destins personnels. Tous les destins sont réunis». Il y a dans toute littérature une part de subjectivité qui est peut-être devenue insup-portable pour qui a connu de près ou de loin l'anony-mat de la Terreur. Predrag Matvejevitch écrit donc, plutôt que sur les hommes eux-mêmes, sur le pain qui les fait vivre. Mais beaucoup d'entre nous, dans l'une et l'autre Europe, se souviendront de lui comme de l'un de ceux qui, au temps du mépris, auront sauvé «l’honneur des poètes», comme on disait chez nous il y a cin-quante ans.