GIOIA
COSTA VALERE NOVARINA LETTRE
POUR DEVANT LA PAROLE
8
février 2001.
Chère Gioia,
Entendre ce que disent les mots, écouter comme ils résonnent
et se répondent comme ils raisonnent , les voir émettre
leurs sens comme des ondes répandues dans l'espace mental
c'est ce que nous avons fait pendant ces quatre jours la semaine dernière
à Paris, occupés ensemble à relire votre traduction
Nous avons comparé le français et l'italien, nous avons
trouvé atimo plus beau qu' instant et aimant plus beau que calamite
; nous avons rit de l'étymologie romanesque de silhouette et de
chandail ; nous avons cru retrouver singulier dans cingale, grâce
à singulier. Nous nous sommes retrouvés souvent au carrefour
de mots contradictoires. Janus bi-faces , bouchées d'ambivalence
: des mots mystérieux comme des masques neutres neutres
d'être parcourus d'énergies contradictoires, des mots réversibles.
Ce sont eux qui provoquent dans toutes les langues les courts-circuits
poétique les plus profonds. Ainsi , en français, le mot
personne où se trouve à la fois qualcuno et nessuno.
Une fois de plus, j'ai beaucoup appris en travaillant à vos côtés.
Les mots étrangers, même si je ne les comprend pas, je les
palpe, je les touche, je les porte à mon oreille comme des météorites,
comme des cailloux mystérieux, comme des coquillages pour entendre
dedans : l'allemand Abgrund m'a apprit que l'abîme n'a pas de fond
, l'italien dado que le dé est donné, l'hébreu davar
que la chose elle aussi est un mot, l'arabe frahr que l'espace c'est le
vide, le patois saillifeu que le printemps jaillit dehors soudain.
Avez-vous bien avancé depuis ? Avez-vous résolu les derniers
points qui restaient en suspens ? Avez-vous trouvé la solution
pour distinguer en italien la parole du mot ? Etes-vous venue à
bout du poème de madame Guyon ? Vous savez, ses poésies
sont même en France, assez méconnues et mal éditées
et cependant ( c'est ce que dit Etiemble) le Partout j'écris
ton liberté d'Eluard ou le : Elle est retrouvée. Quoi ?
l'éternité. de Rimbaud viennent de là.
De tous les livres de moi que vous avez traduits, Devant la parole est
le plus lié à l'Italie. Je me souviens qu'il est né
d'un long débat avec vous, à Naples, en février 1977
au sortir des représentations de Polichinelle organisées
présentées par Giovanni La Gardia. Je vous parlais de mes
projets d'écrire à nouveau sur l'acteur, sur le drame de
parler, sur le drame de l'animal Adam , captif des mots et délivré
par la parole et plus encore sur le croisement de la parole à
l'espace : dans la peinture, dans l'écriture, au théâtre
dans la chair de l'acteur. Vous m'avez quasiment commandé ce texte
et proposé de le publier d'abord en italien et qu'il inaugure
une collection d'essais que vous deviez diriger.
Le germe de ce livre est italien , mais aussi son élaboration.
Je l'ai construit , en quatre partie comme une table repose sur
quatre pieds place de la Seigneurerie à Florence, en vous
attendant au café ; puis à Rome, plusieurs matins de suite
dans le hall de l'hôtel des Oranges où je retouchais sans
fin le premier des quatre textes qui rumine ce mot de parole, mon ornière,
mon obsession et enfin en Savoie, sous les abondantes chute de
neige de l'hiver 99 : vous étiez alors de passage à Milan
et je vous envoyais par fax des extraits de Demeure fragile pour que vous
puissiez vérifier corporellement comment j'interprète la
perspective du Christ mort de Mantegna. Et c'est à Ravenne
où je suis depuis quelques jours , qu'il me semble que Devant
la parole pourrait trouver son post-scriptum. Hier après midi,
dans san Vitale, il m'est apparu soudain à quel point Piero della
Francesca est un peintre byzantin : dans la Madone entourée d'anges
et de saints , les personnages rigoureusement alignés en colonnes
en façade humaine sont devant nous comme Bélisaire
, Justinien et Théodora, dans les mosaïques du chur.
Et ce matin , dans le baptistère néonien ( ou des orthodoxes)
, j'ai retrouvé douze fois, au dessus de chaque apôtre ,
la coquille étrange qui surplombe les personnages de la peinture
de Brera.
Le coquillage à l'envers en dais et le plafond sculpté,
forment un espace creusé , comme le mihrab dans les mosquées
d'Istanbul et d'Edirne, où il y a dans la pierre un centre évidé,
un jeu de volumes inverses, l'envers de la matière
, une caverne de stalactites négatives, un miroir, un volume négatif,
un diamant taillé en creux, une cristallisation de l'espace vide
en suspens
Au centre, toujours le vide. Comme dans la respiration.
Comme dans l'architecture et comme dans l'amour. Le vide du manque et
de l'appel.
Il me semble maintenant ici, à Ravenne, que cette peinture de Milan
représente non L'Invention mais la disparition de la croix
Je le ressentais sans le formuler, seul dans la salle XXIV de la pinacothèque
de Brera, le 9 mars 1993. Je voyais devant moi comme le vide dans le mot
ici. Piero désignait l'espace pour moi, pris dedans avec lui. Comme
le point au milieu du 5 du dé. Ici le vide qui n'est pas
du tout le néant mais le creux vertigineux de l'amour.
Je vous quitte ; je file au mausolée de Galla Placida puis
au tombeau de Théodoric avec mon fils David. Je vous embrasse,
chère Gioia, travaillez bien.
Versione originale la cui traduzione è apparsa in Valère
Novarina, Devant la parole, Ubulibri, Milano 2001
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