Predrag Matvejevitch
Mon Adriatique
Cette mer s'appelait jadis Golfe de Venise, lorsqu'elle était
la plus connue de la Méditerranée. Avant et après,
pas toujours, elle porte le nom d'Adriatique. C'est ainsi que
pourrait commencer ou s'achever son histoire.
Il n'est pas de mer que nous soyons seuls à découvrir
et que nous regardions de nos seuls yeux. Nous la voyons aussi
comme d'autres l'ont vue, telle qu'elle apparaît sur les
images qu'ils nous ont laissées. Nous faisons sa connaissance
et la reconnaissons en même temps.
Nous savons aussi des mers que nous ne verrons pas, dans lesquelles
notre corps ne sera jamais immergé. Les descriptions qui
suivent ne sont pas uniquement miennes.
J'ignore le regard que posèrent sur l'Adriatique ceux qui
abordèrent jadis ses rivages: que savaient-ils des autres
mers, des océans? Toute prétention historique est
étrangère à ce récit. Six siècles
avant la naissance du Christ, Hécatée de Milet séjourna
sur notre côte, orientale et occidentale. Le "père
de la géographie" fit mention de la ville de Hadria,
qui devait donner le nom à ce qui, pour les Grecs et les
Romains, était tantôt une mer, tantôt un golfe:
Adriatike thalassa, Adriatikos kolpos, ou Ionios kolpos, Hadriaticum
Mare ou Sinus Hadriaticus. Cette dualité accompagna son
destin.
Hadria, Adria, Atria figuraient sur les premières cartes
anciennes, sur la sixième table de Ptolémée.
Cette ville se trouvait au sud de l'actuelle Venise, au nord de
Ravenne. Pas plus Erasthène que Strabon, qui tous deux
la mentionnent, n'ont expliqué ce qui la rendait à
ce point importante qu'elle pût donner son nom à
la mer entière. L'Adriatique a gardé le secret.
L'ancienne Hadria n'existe plus, pas plus que l'Aquilée
d'autrefois, surnommée "l'autre Rome". Ni l'une,
ni l'autre n'ont attiré l'attention des paléologues.
Aquilée a été rejetée par l'histoire,
Hadria repoussée par les éléments. En effet,
certaines rivières ont déplacé la côte
en se jetant dans la mer: Foce del Brenta et dell' Adige, del
Po di Levante et di Maistra, della Pila, di Tolle, di Goro, di
Gnocca. La vase ne cesse d'engloutir des villes côtières;
le destin ne leur est pas par tout propice. Sur le littoral oriental,
la mer s'est refermée sur la Cissa (Kissa), illyrienne
de l'île de Pag, elle a submergé une partie de l'ancienne
Isa (Issa) dans l'île de Vis; et de Risan aussi, la Rhison
grecque, dans les Bouches de Kotor. Les Barbares ont dévasté
Epidaure; l'indifférence a enseveli les vestiges de Salona.
Sur le rivage de l'Adriatique se croisaient les routes du sel
et du blé, de l'huile et du vin. Les épices et la
soie venaient de l'Orient et du Sud, l'ambre et l'étain
de l'Occident et du Nord. Une telle mer devait susciter l'envie.
Hérodote lui aussi mentionne Adrìas, c'est ainsi
qu'il l'appelait. Selon lui, ce sont les Phocéens qui l'
avaient découverte. Cette mer était, dans le passé,
plus vaste qu'à présent. A en croire le Nouveau
Testament, elle s'étendait à l'est jusqu'à
la Sicile, elle baignait au sud les côtes de la Tunisie,
elle atteignait Malte où, selon les Actes des Apôtres
(XXVII, 27), Saint Paul trouva asile après son naufrage,
alors qu'il se rendait de la Terre Sainte à la Ville Eternelle.
La mer Ionienne ne fut alors qu'une partie de l'Adriatique, l'un
de ses golfes. Nous ignorons si l'empereur Hadrien doit son nom
à la ville d' Hadria ou à la mer Adriatique même.
Il choisit pour son port principal Ancône, dont le célèbre
môle, près du Monte Conero, rivalisait avec les très
anciennes jetées de la Méditerranée, celles
d'Alexandrie et
du Pirée.
La mer Adriatique s'appelait également Supérieure:
Mare Superum. La mer Tyrrhénienne était dite Inférieure:
Mare inferum, tout comme, autrefois, la mer Ionienne. Ces appellations
ne dépendent pas seulement de la géographie. Peut-être
l' Adriatique a-t'elle conservé de cette époque
une certaine apparence de suprématie ou de grandeur, qui
n' est pas étrangère aux habitants de ses rivages.
L'image d'une mer vaste et grandiose, confirmée par les
Saintes Ecritures et par la célébrité d'Hadrien,
se verra confrontée à l'image plus modeste et plus
étroite que l'histoire et le sort devaient lui assigner.
Nous ignorons l'idée que se faisaient de cette mer ceux
qui, les premiers, l'approchèrent. Mais il est certain
que les Grecs et les Romains, leurs prédécesseurs
et leurs successeurs, l'admiraient. Le navigateur et géographe
connu sous le nom de Pseudo-Scylax, dont l'intention et la personnalité
nous demeurent mystérieuses, a laissé des détails
précieux sur ses rivages: pourquoi tenait-il à identifier
ses voyages à travers l'Adriatique aux célèbres
périples de Scylax de Caryanda (Scylax Caryandensis)? Pomponius
Mela au nom sonore, se dit, dans son ouvrage De Chorographia (II,
55), transporté par le spectacle de cette mer: mais, comme
bien d'autres, il manqua de souffle pour en décrire la
beauté. Pline l'ancien nota les noms de nombreuses villes,
de Trieste (Tergeste) à Otrante sur la côte occidentale,
de Zadar (Iader) à Ulcinj (Olcinium) sur la côte
orientale. Il fut attiré par "le rivage de l'Illyrique
avec plus d'un millier d'îles, une mer peu profonde, aux
très faibles courants qui pénètrent dans
d'étroites baies" (III, 151). Certaines de ces îles
ont hérité de noms bénis: les Komati ou Incoronate
(que l'étymologie populaire a associées à
la couronne - corona ou au cœur - cuore), les Elaphites ou
îles des Cerfs, ainsi que MIjet, à la racine évoquant
le miel (melite nessos). Les hypothèses selon lesquelles
Ulysse aurait parcouru ces îles plutôt que les Sporades
et les Cyclades, ou même que l'auteur de La Tempête
et du Marchand de Venise se serait attardé sur les rivages
de l’Illyrie, témoignent de la puissance d'imagination
dont les divinités dotèrent les habitants de ces
régions, et leurs descendants.
Les îles sont moins nombreuses le long du littoral occidental
de l'Adriatique, plus plat. Les Trémites ont changé
de nom à plusieurs reprises: autrefois lies de Diomède,
elles s'appellent à présent San Nicola, San Domino,
Capraia: plus loin au large, il y a celle, presque anonyme, de
Pianosa. Les noms des îles se répètent, tout
comme ceux des familles. Et il n'y a pas là que des noms
plaisants. Ils sont donnés par ceux qui abordent ces îles
plus souvent que par les insulaires eux-mêmes. Ceux-ci nomment
les lieux qui les entourent avec plus ou moins d'amour ou de bonheur.
C'est précisément sur les Trémites que se
trouvent des grottes aux appellations imagées: Grotta deI
Bue Marino, Grotta delle Rondinelle, Grotta delle Viole, Grotta
delle Murene, Grotta deI Coccodrillo.
En pleine mer, à peu près à mi-distance des
presqu'îles de Gargano et de Peljesac (Sabbioncello en italien),
de petites îles tirent leur nom du terme grec désignant
la mer (pelagos): Palagruza selon la prononciation slave, Pelagosa
selon l'appellation romane (les phonétiques différant
visiblement d'une rive à l'autre). Les insulaires ont découvert
une plaque portant le nom de Diomède et estiment que leurs
petites îles, plus que les Trémites, ont droit au
nom de ce compagnon d'Ulysse. Ce n'est pas l'île seule qui
en décide, pas toujours non plus le rivage le plus proche.
Il ne faut pas contester les hypothèses selon lesquelles
Ulysse sillonna justement l'Adriatique: elles ne nuisent à
personne. Les pêcheurs et les marins venaient jusqu'à
ces rochers, suivis des seules mouettes. Les îles Pelage,
au sud de Malte et à l'est du détroit d'Otrante,
sont leurs homonymes. Toutes les îles de la Méditerranée
sont proches parentes.
Un grand nombre d'îlots, plus de six cents du côté
est de l'Adriatique,
ne sont pas habités ou n'ont pas même de noms. Je
ne sais pas qui a répertorié les rochers, ni selon
quel critère, moins encore qui les a dénombrés:
selon certaines encyclopédies, il y en a quatre cent-vingt-six
surplombant la mer. li se peut que des bouleversements tectoniques
en aient entre-temps fait surgir un ou deux de plus. Sur des cartes
spéciales figurent les récifs qui ne font qu'affleurer:
on en compte plus de quatre-vingts (je n'ai jamais réussi
à savoir exactement où certains se situent). Contre
eux se sont fracassées proues et coques des anciennes galères.
Les grottes y sont, elles aussi, innombrables. La plupart sont
bleues, vertes ou sombres, comme le révèlent leurs
noms les plus fréquents: l'Azurée, la Verte ou l'Obscure.
Il n'est pas bon, croit-on, de s'en approcher lorsqu'il y a du
vent et des vagues. La borée souffle plus fort sur la côte
ouest, autrement exposée, que sur la côte est, à
l'abri des montagnes. Les houles atteignent jusqu'à cinq
mètres près de Bari, alors que près de Bar
(Antivari) elles sont deux fois. Moins hautes. Pour Horace, l’Adriatique
entière était "agitée" (Hadria
turbida) et "irascible" (iracunda, III, 9). Sur le rivage
opposé il existe aussi des endroits où les vents
sont violents: dans le Golfe de Trieste (la tramontane ne faiblit
pas jusqu'à Grado et même Venise), au pied du mont
Velebit et de la ville de Segne, où la borée sévit
tout particulièrement (la bora de Segne), dans le canal
de Zadar près de Tustica, dans celui de Bra_ également,
près du lieu-dit Vrille (Vrulje) non loin d'Omis, ailleurs
encore; le vent du sud (Yougo) est dangereux près de la
Plaque de Rogoznica et autour du Cap Aigu. Dante se souvient des
vents froids soufflant du nord-est et les appelle, dans le Purgatoire
(XXX, 87), venti schiavi: vents slaves ou vents d'esclaves? La
Méditerranée s'en remet à l'oubli.
On ignore comment la frontière entre les mers Adriatique
et Ionienne a été tracée. Les pêcheurs
que j'ai rencontrés prétendent qu’à
l’extrémité des Apennins, non loin du cap
Santa Maria di Leuca, à l'ouest, près de Volona
(Vlorë) à l'est, on peut observer un long courant
ondoyant là où se rencontrent et se rencontrent
les deux mers voisines. Je ne l’ai pas vu, car je naviguais
de nuit. On ne dirait pas, en descendant vers Corfou, que la mer
Ionienne est une autre mer. De même, nous n’avons
jamais pu apercevoir ce qui sépare les mers Tyrrhénienne
et Ligurienne en cinglant vers le Golfe de Gênes: où
commence l'une et se termine l'autre. Les mers de la Méditerranée
sont plus solidaires que leurs rivages et leurs riverains.
Les frontières maritimes sont parfois aussi contestables
que les terrestres: ce sont les côtes, non point la mer,
qui en décident. Al' extrémité de la côte
occidentale, non loin de Brindisi (Brundisium), une imposante
colonne marque la fin de l'ancienne voie romaine - via Appia.
Il fallait embarquer, puis franchir le détroit d'Otrante,
jusqu'à Linguetta, en Albanie, pour y reprendre la via
Ignazia, menant vers la Grèce et l'Euxin. Les voies terrestres
et les routes marines ont ensemble créé la Méditerranée,
l'Adriatique aussi.
La faille entre les côtes est et ouest mesure en longueur
environ sept cents kilomètres, dix fois moins à
l'endroit le plus étroit. Elle rappelle davantage les contours
de la péninsule apennine - la célèbre botte
– que ceux de la péninsule balkanique. La terre a
donné forme à la mer, la mer à la terre.
Les Balkans ne sont que partiellement péninsule, ils appartiennent
aussi au continent. La Dalmatie dessine leur frontière
orientale, mais la côte orientale de l'Adriatique n'est
pas tout entière dalmate. Elle tient son nom du Delmium
illyrien, dont il ne reste que le nom de la bourgade de Duvno.
Au nord s'étendent le littoral slovène et le golfe
de Trieste, au sud les Bouches de Kotor, adossées au Monténégro.
L'histoire a connu la grande et la petite Dalmatie, la Supérieure
et l'Inférieure, la "blanche" et la "rouge"
(là, les couleurs indiquaient dans les époques antiques
les points cardinaux: le blanc l'Occident et le rouge l'Orient).
Elle fut tantôt sous l'autorité de la couronne croate,
tantôt sous le sceptre étranger, celui du lion de
Venise ou de l'aigle à deux têtes habsbourgeois.
D'abord fraction modeste de l'arrière-pays, la Dalmatie
s'étendit par moments de la rivière Rasa en Istrie
jusqu'au Mat en Albanie.
Réduite un certain temps à quelques villes de l'Adriatique
centrale, elle s'élargit par la suite à tout le
territoire environnant. Les cartes ptoléméennes
lui font parfois englober une grande partie de l'Illyrie, de la
Liburnie ou de la Bosnie. La République de Raguse ne fut
intégrée à la Dalmatie qu'après avoir
perdu son autonomie parmi les Provinces illyriennes, devenant
l'un des départements français. Le Quarnaro (Kvarner),
avec ses îles, ne lui appartint jamais réellement:
les insulaires ne se considèrent pas comme de vrais Dalmates.
Les démarcations entre les peuples n'étaient pas
définies dans le passé, les frontières des
Etats changeaient au cours des âges. Rares furent les périodes
durant lesquelles l'Adriatique orientale et son arrière-pays
eurent les mêmes souverains et observèrent les mêmes
lois: le littoral appartenait généralement aux uns,
l' arrière-pays aux autres. A mesure qu'ils avancent dans
la mer, beaucoup s'imaginent pourtant que la côte entière
est dalmate. Ceux qui la connaissent mieux la situent en Croatie
entre l'embouchure de la Neretva et celle de laZrmania, près
des murailles du vieux Segne dont les ouskoks prétendirent
conquérir toute la Méditerranée.
On ne peut, de l'Adriatique, déboucher sur une autre mer
que de l'Ouest vers l'Est. Cette direction est contraire à
celle qu'emprunta la foi chrétienne en se propageant. C'est
là un fait auquel le schisme et l'hérésie
apparus dans ces régions sont peut-être liés.
Ce lien reste à son tour mystérieux pour nous. L'influence
byzantine s'est répandue vers Ravenne et Venise (Venetiae
quasi alterum Byzantium, ce sont les paroles d'un cardinal célèbre,
du nom de Bessarione). Elle a gagné également l'espace
qui va de Durës et de Kotor à l'Istrie et au Frioul.
Proche du littoral, une partie de la population adoptait la foi
islamique. L'Adriatique n'est pas une mer de paix: le passé
l'appelle et la divise, de même que le reste de la Méditerranée.
L'oeil garde longtemps le spectacle, que lui offre la mer, qui
parfois devient mirage. J'ai rencontré dans des monastères
des philologues qui voyaient un lien entre l'oeuvre de Saint Jérôme,
son désir de rendre les Saintes Ecritures le plus claires
possible, et la limpidité de la mer sur le rivage oriental,
là où le grand traducteur était né
et où il reçut son nom de Sophronius Eusebius Hieronimus.
De telles hypothèses, sur ce littoral, ne passent pas pour
hérétiques. il n'a pu être établi où
en Dalmatie se trouvait Stridon, ville natale du saint, détruite
de fond en comble par les Goths ou les Wisigoths: c'est là
aussi, qui sait, l'un des secrets de notre mer.
Différentes images s'enchaînent le long de l'Adriatique
même, se complétant ou s'opposant l'une à
l'autre. La plus complexe est probablement celle des ethnies du
littoral et de l'arrière-pays, la répartition et
la particularité des peuples venus du continent jusqu'à
la mer, restant sur son rivage de gré ou de force, la fuyant
de leur propre volonté ou sous contrainte. Un chanoine
de Sibenik, qui portait le nom latin de Georgius Sisgorius et
un autre, croate, de Juraj _i_gori_, vécut à l'époque
de la Renaissance, chantant la gloire de la République
de Saint Marc et recueillant en même temps des proverbes
slaves: il dressa, entre autres, la liste des plus anciens habitants
de cette région, s'appuyant sur les sources antiques. Je
ne mentionnerai que certains d'entre eux, en citant notre chanoine:
"Enchéléiens (Encheleae), Himaniens, Peucéciens
(Peuceciae), selon Callimaque; puis les Sérètes,
Sirapiles, Iasiens (Iasi), Andisetes (ou Sandisetes) Colophiens
(Colophani) et Breuciens (Breuci) selon Pline; les Noriques (Norici),
Antintanes, Ardéiens (Ardiei), Pallariens et J apodes,
Tribales (Tribali), Daysiens (Daysii), Istriens (Histri), Liburniens
(Liburni), Dalmates (Dalmatae), Curètes (Curetes)"
- selon un latiniste, traducteur de cette citation, ce dernier
nom correspondrait à celui des Croates. il faut ajouter
à cette liste partielle les peuplades établies là
depuis longtemps, les Illyriens et les Thraces, les Goths, en
particulier les Pelasgues qui précèdent les Grecs,
les Pécénègues et les Guègues, les
Maniens, les Morlaques ou Valaques Noirs (Mauri-Volcae), nom qu'ont
longtemps porté les habitants de cette région, conservé
en Méditerranée jusqu'aujourd'hui, sous diverses
variantes, parfois dépréciatives.
A en croire les travaux prolixes et nombreux d'historiographes
des Apennins, un grand nombre de tribus ont également vécu
sur la côte occidentale avant et après l'Empire romain,
entre autres les Etrusques, les Sabins, les Messapes, les Volaques
(certainement proches des Valaques), Îles Picènes,
les Opiques, les Enotres, les Eques et les Itales et les Latins
eux-mêmes, aux côtés des Vénètes,
des Ligures et de tous les autres, avec des Phéniciens
et des Arabes venus de l'Est et du Sud, des Normands et des Lombards
descendus autrefois du Nord et de l'Ouest, çà ou
là des Albanais ou des Croates de la côte opposée.
Les relations avec la mer et l' arrière-pays qu'ont connues
les Abruzzes et les Marches, la Vénétie et l'Emilie-
Romagne, les Pouilles, la Molise et les régions qui leur
sont proches, trahissent des origines diverses et des comportements
différents. Ces variétés provoqueront des
difficultés lors de la création de nations et d'Etats,
surtout dans les Balkans. A côté des Italiens et
des Croates qui obtinrent la plus grande partie du littoral adriatique,
il ne faut pas oublier les Slovènes et les Monténégrins
qui ne reçurent les uns et les autres qu'un golfe, celui
de Piran et celui de Kotor, ni les Bosniaques qui, à plusieurs
reprises, se virent attribuer une portion de côte avant
de devoir s'en retirer, ni non plus les Albanais, présents
ici depuis des temps immémoriaux, entre le littoral et
le "pays des aigles". Le reste de l'Adriatique orientale
échut aux Grecs, dont les ancêtres avaient élevé
dans ces régions plus d'une polis et appris aux citoyens
la politique méditerranéenne.
Le tableau linguistique n'est pas moins complexe que l'ethnique.
Du golfe de Trieste à celui de Tarente, il existe de nombreux
idiomes, proches et pourtant différents: ils ont accepté,
non sans peine, une langue commune. Sur le littoral opposé,
ce fut plus difficile encore. C'est dans le golfe de Quarnaro
que mourut Tuone Udaïna Burbur, le dernier sujet parlant
un idiome roman disparu, appelé vieux-dalmate (je me devais
de le citer). Bien des romanismes se sont conservés par
ailleurs dans la langue croate parlée sur la côte
et les îles dalmates, tant de noms grecs et latins, toponymes
pré-illyriens et proto-illyriens, barbarismes forgés
ou empruntés, termes variés, maritimes ou continentaux,
dont on ignore l'origine ou l'évolution, qui appartiennent
souvent à plusieurs zones méditerranéennes
et dont chacune se croit le propriétaire.
A ces caractères ethniques et linguistiques se mêlent
des images historiques aussi bien que mythiques. L'histoire des
Apennins est dans une certaine mesure théâtrale:
chaque province possède sa propre scène, à
toutes, la péninsule sert de coulisses. Dans les Balkans,
chacun est attaché à la part de l'histoire qui concerne
sa lignée: fragments qui restent arrachés et se
lient difficilement pour former des ensembles. Tout près,
est né le théâtre antique, aussi bien la tragédie
que la comédie. Je n'ai pas l'intention d'énumérer
batailles et victoires sur terre et sur mer, susceptibles d'évoquer
de vieux souvenirs et de susciter de nouveaux conflits entre les
peuples qui vivent là et qui tous aiment l'Adriatique.
Sur la côte orientale et dans son arrière-pays, les
historiens citent souvent ce qu'écrivit l'empereur et chroniqueur
byzantin Constantin Porphyrogénète à propos
de la flotte croate: "quatre-vingt-dix grands sagènes
et quarante condours plus petits", engloutis dans la mer
que le roi croate Kresimir appela, au XIe siècle, Mare
Nostrum Dalmaticum. Il y a des périodes, sur l'un et l'autre
rivage, dont l'histoire n'a pas gardé mémoire. Ont-elles
véritablement existé?
Ce n'est pas aux écrivains d'en décider. L'histoire
régionale remplace souvent l'histoire commune, dans toute
la Méditerranée.
La mer Adriatique n'apparaît sur les cartes qu'avec la découverte
de la Géographie de Ptolémée. Peut-être
est -ce là une heureuse circonstance eu égard à
l'utilisation de la cartographie à des fins nationales
ou politiques. Les cartes phéniciennes dont parle Hérodote,
les plaques de cuivre sur lesquelles "toutes les mers et
toutes les rivières" étaient tracées,
parmi elles certainement la nôtre, n'ont pas été
conservées. J'ai déjà mentionné deux
ou trois des fleuves les plus importants de la côte occidentale.
Quelques cours d'eau, moins abondants, nous sont connus grâce
aux événements qui se déroulèrent
sur leurs rives, tels le Piave, le Brenta ou l'Isonzo, d'autres
encore, portant des noms sonores même si leur lit est étroit:
Savio, Lamone, Pescara, Reno, Ofanto, Biferno. Sur la côte
orientale, coule la Neretva, plus limpide et plus verte que toutes
les autres rivières. Je suis né sur ses rivages.
N'oublions pas non plus la Zrmanja, la Cetina, la Krka ou la Dragonja
qui marque maintenant la frontière entre la Slovénie
et la Croatie, la Moraca dont les eaux vont se jeter dans le lac
de Scadar, pour devenir sans doute la Bojana, aux confins du Monténégro
et de l'Albanie. Je m'abstiens d'ajouter un discours quelconque
sur les frontières au sein de ces bassins de la Méditerranée.
Au temps de la prospérité de Venise, la mer Supérieure
devint le Golfe de Venise. C'est le nom que lui donne alors le
monde entier, y compris ceux qui n'affectionnent guère
la Serenissime. Même le chroniqueur turc Evli Kelebi (Evlija
Celebija, comme le nomment les Bosniaques) l'appelle dans son
récit de voyages Seyanhatnamesi, Venedik Korfezi, de préférence
au thalassonyme persan Korfez Dervasi. Les Grecs le voyaient volontiers
comme un Golfe ionien, ce qui suscitait des rivalités.
Les Ducléens, au sud, ont forgé le terme de mer
de Duckée. Pour les galériens remant sur les naves
vénitiennes, amenés le plus souvent de l'arrière-pays
illyrien et surnommés Schiavoni (en Istrie Stchavouni)
cette mer était la Maudite.Il y avait aussi d'autres noms,
qu'il n'est pas opportun de citer dans les pourtours de nos rivages.
Les boteghe vénitiennes servaient d'ateliers aux cartographes
de différents pays. Là se ressemblaient écrivains
et graveurs, dessinateurs et éditeurs,
collectionneurs et commerçants, attirés à
la fois par Venise et par l'Adriatique.
Giacomo Gastaldi avait quitté le Piémont pour la
Lagune. A Murano, dans le monastère de Saint-Michel, le
camaldule Fra' Mauro réalisa sa grande ambition nourrie
durant de longues années: présenter au monde les
contours du monde (ici apparaissent à nouveau, aux côtés
de Fra' Mauro, certains personnages de mon Bréviaire méditerranéen;
je n'ai pas su les exclure). Giovanni Andrea Vavassori, surnommé
Guadagnino, publia en 1539 la première carte imprimée
de l'Adriatique, banalisant ainsi son image, rendue plus proche
à l'idée démocratique. Le père Marco
Vincenzo Coronelli, de l'ordre des Frères Mineurs, cartographe
officiel de la République de Saint-Marc, fonda (répétons-le
une fois de plus) la première Société de
géographes du monde et l'appela Argonauti: sur ses mappemondes
et ses globes, présentant les mers et les étoiles,
exécutés pour le Roi-Soleil et les salons de Versailles,
le Golfe de Venise occupe une place d'honneur, celle du centre
de la Méditerranée. D'Europe centrale, arrivèrent
à Venise Henericus Martellus Germanicus et Matthaüs
Merian. Ce dernier peignit sur une carte l'un des plus beaux panoramas
de la ville: la minutie et l'art de cette oeuvre la rendent comparable
aux gravures des grands maîtres. Dans la botega du maître
Camocio, à l'enseigne de la Pyramide (Al segno della Piramide),
aux côtés des artistes locaux travaillaient le Grec
Domenico Zenoï, dit Zenon, les Dalmates Martin Koluni_ et
Bozo Bonifa_i_, qui, pour des raisons pratiques, italianisèrent
leurs noms en Martino Rota et Natale Bonifazio. Dans les archives
de la questure vénitienne, il est fait mention d'une amende
en ducats payée pour un dessin érotique exécuté
par Zenon (les narrateurs se plaisent à évoquer
ce détail). Pietro Coppo, que les Croates et les Slovènes
préfèrent appeler Petar Kopic, quitta la Lagune
et devint Istrien. Il dessina la presqu'île comme jamais
personne ne le fit, ni avant ni après lui. Il omit naturellement
ce bras du Danube, dit Istros, qui, selon certaines croyances
répandues le long de la Méditerranée, traversait
l'Istrie, lui donnant son nom.
Le faste de Venise, la richesse de sa peinture et de son architecture,
le
savoir-faire des artistes qui vivaient dans la célèbre
ville et ses environs, ont marqué l'image de l'Adriatique
même. La discipline que Ptolémée appelait
chorographie - description des sites et des régions, vus
de la mer ou d'une hauteur avoisinante, du mât d'un navire
ou du clocher d'une église - allait compléter sa
représentation: Viaggio da Venezia a Constantinopoli (G.Rosaccio),
De’ Disegni delle più illustre città e fortezze
del mondo (G. Ballino), Mari, golfi, isole, spaggie, porti, città,
ed altri luoghi, delineati et descritti dal Padre Generale Coronelli.
Ces ouvrages, parmi d'autres, ont aidé les écrivains
à voir ce qu'autrement ils n’ auraient jamais vu.
Je retiens à ce sujet l'avertissement d'Italo Calvino:
"La ville apparaît différemment à celui
qui l'approche venant de la terre et à celui qui l'aborde
de la mer. Nous ne devons pas confondre la ville avec le discours
dont on use pour la décrire, bien qu'il existe un lien
entre les deux". Cet avertissement concerne en premier lieu
les villes de la Méditerranée et ceux qui en font
l'éloge.
Chacun porte en soi ses archives insulaires. Les Isolari présentent
les îles telles qu'elles étaient ou auraient pu être:
Krk et Cres, le grand et le Petit Losinj, Rab avec ses monastères
et Pag avec ses salines; elles se ressemblent comme des sœurs
jumelles, de même que Bra_ et Hvar, plus au sud, et que
Kor_ula, toute proche de la presqu'île. de Pelje_ac, dont
on dirait qu’ elle vient juste de se détacher; Murter,
qui fait figure de capitale des Kornati ou bien Silba et Olib,
la lointaine Lastovo, l'île Longue et d'autres encore sont
façonnées selon des lois géologiques qu'il
n'est guère facile de comprendre ou d’expliquer.
Je garde en memoire certains ouvrages sur les îles: Le isole
famose (Camocio), L’isole le più famose del mondo
(T. Porcacchi), Liber insularum archipelagi (C.Buondelmonte),
de nombreuses feuilles dessinées ou rassemblées
par Bartolomeo dalli Sonetti et Marco Vincenzo Coronelli lui-même.
Ces recueils sont à l'origine d'un genre particulier, à
la fois littéraire et pictural, insulaire. A l'époque
où les navigateurs découvraient de nouvelles mers,
dans un Nouveau Monde, leurs auteurs rappelaient les beautés
de la Méditerranée et des îles adriatiques
sur lesquelles le bonheur paraissait encore accessible.
Quiconque navigue sur notre mer résiste difficilement à
la tentation de décrire son périple. Les chroniqueurs
italiens étaient plus nombreux et plus féconds que
les Slaves. Les Croates gardent en mémoire La pêche
et les discours de pêcheurs de Petar Hektorovi_. L'histoire
doit à l'abbé italien Alberto Fortis une envoûtante
description de la Dalmatie, de sa rencontre avec les Morlaques,
piètres pêcheurs, mais beaux parleurs. Giovanni Lovrich
(Lovri_), de Segne, lui répondit, sur un ton polémique.
Des écrivains venus des pays du nord, Allemands et Russes,
Autrichiens, Hongrois, Tchèques et autres, ont eux aussi
complété l'image de l'Adriatique.
Les cartes anciennes ont été une de mes plus grandes
passions, les vocabulaires maritimes mes meilleurs conseillers.
J'ai beaucoup appris dans le Dictionnaire maritime qu'a composé
le Croate Radovan Vidovi_ à Split, présentant parmi
les "sources antiques" tout un sabir: adriatique et
méditerranéen. A côté du mot slave
brod (bateau), le lecteur peut trouver une suite d'appellations,
qui ressemble à un poème: "banzo, barca (barka,)
bastasia, bastassizza (bastasica), batel, bergantinus (brigantin),
biremis (même chose que fusta), barcon, barcosa, barcusius
(bragotch), carabus (korablja), caraca, carachia, casselata, chelandia,
cocha, codura, drievo, dromo, frigada, fusta, galea (galija),
galera, galion (galijun), grippus (grip), gumbara, kravela (même
source que korablija, du grec karabos), katrga (katurga), ladja,
lembus, lignum (drievo, legno), linter; londra, marziliana, navicula,
navigium, navis, ormanica, plav, saeta, sagittea, sagiteda, saita,
(c'est de là sans doute que sajka tire son origine), saena,
sebeka (sambek), tartana, treciones (galeae), triremis, zolla,
zopula". Les Méditerranéens lisent ces glossaires
comme une sorte de mémoires, ce qu'ils sont parfois. C'est
le cas de l' »Atlante linguistico mediterraneo »,
dont les publications se succèdent depuis longtemps à
Venise. Chaque nouveau recueil est toujours accueilli, en Adriatique,
avec enthousiasme ou désapprobation.
L'éclat de Venise a porté injustement ombrage aux
beautés des autres villes, qu'elles se situent sur l'une
ou l'autre rive: Ravenne, en bien des points son égale,
la surpassant même parfois; Rimini, Ancône, Bari avec
Barletta; Urbino, San Marino et Lecce - trois villes qui ne sont
pas sur la mer et ne sont pas non plus dans l' arrière-
pays - puis Brindisi et la célèbre Canosa. On peut
aisément remplir des livres en énumérant
les édifices et les œuvres d'arts nés du côté
apennin, devenus des modèles pour le monde entier. Le rivage
oriental de l'Adriatique est à cet égard plus modeste,
mais la nature s'y est montrée plus généreuse.
Les maîtres italiens ont aidé, de leur tradition
et de leur savoir, les plus talentueux des Slaves. Les maîtres
Radovan et Juraj (Giorgio) le Dalmate, parmi d'autres, ont concilié
piété et beauté dans les cathédrales
de Trogir et de Split, aux côtés d'artistes venus
de l'autre rive. Les lettres ragusaines s'enorgueillissent que
Martin Dr_i_, nommé Darsa à Venise et en Italie,
avait écrit ses comédies avant celles d un Carlo
GoldonI. La question d'origine n'était pas la plus importante
pendant la Renaissance à Dubrovnik, ainsi que dans d'autres
cités adriatiques.
En compagnie de mon ami de Thessalonique, amateur des cartes maritimes
et ex-timonier de l'Hydra, je fis voile de Trieste (Trst) vers
le Sud, longeant d'abord les rivages de l'Istrie, sur lesquels
se rencontrèrent les populations romanes et slaves - slovène,
croate, italienne et autres - et où chacun nomme dans sa
propre langue les villes et les lieux: Kopar, Koper ou Capodistria,
avec le Karst ou Carso qu' ont chanté les poètes
slovènes et friouliens, Piran ou Pirano, Parenzo ou Porec,
Salvore ou Savudria, dont on aperçoit la pointe depuis
le port de Trieste, Rovinj ou Rovigno, Pola ou Pula avec ses arènes,
les plus grandes de l'Adriatique.
Notre voilier, poussé par un vent favorable, voguait en
direction de Rijeka (Fiume), faisait escale à Zadar (Zara),
_ibenik (Sebenico), Trogir (Traù), Split (Spalato) près
du palais de l'empereur Dioclétien, situé au centre
de cette cité et de l'endroit où Marko Maruli_ conçut
ses rvatski versi (vers croates) qui marquèrent la naissance
d'une littérature croate. Nous avons visité le vieux
théâtre de Hvar (Lesina), l'île et la ville
de Kor_ula (Curzola) et ses calfats, les tours et forteresses
de Dubrovnik (Raguse), qui voulait défier Venise avant
que le crépuscule ne s'abattît aussi sur elle (et
qui mérite à elle seule tout un bréviaire),
les murailles de Kotor au pied du Monténégro, ainsi
que le "divin îlot" de Sveti Stefan (Santo Stefano).
Non loin de là, du côté dalmate, se trouve
Skadar, Shkodra ou Scutari, ville aux trois noms et vieille de
presque trois millénaires: sa construction, selon les chants
épiques serbes, dura toute une éternité.
On aperçoit enfin Dra_, comme l'appellent ses voisins slaves,
Dyrrakion en grec, Durrachium en latin, Durës et Durësi
en albanais, Durazzo en dialecte vénitien et en langue
italienne: comme si chaque peuple et toutes les époques
avaient voulu marquer son nom de leur empreinte. Catulle l'a nommée
Hadriae Taberna (XXXVI, 15). Nous naviguons vers Vlorë (Valona
pour les Vénitiens), le long d'immenses plages de sable
et de petits lacs maritimes. Non loin de l'endroit où se
trouvaient autrefois le port dardan et la ville romaine d'Oricum,
près du village albanais qui porte le nom grec de Tragias,
un phénomène étrange se réitère
à travers les âges: aidé par les courants
qui repoussent la mer dans d'insolites cratères, l'exposant
au travail conjugué du soleil et du vent, le sel se crée
de lui-même et fleurit à la surface. Les chroniqueurs
anciens voient dans ce "berceau salin" l'un des miracles
de l'Adriatique, et du monde entier.
Plusieurs villes proches de la côte, telles Mostar sur la
Neretva, où poussent à la fois le figuier, l'amandier,
le grenadier et que survolent des oiseaux de mer, ont été
dévastées au cours de la guerre des années
quatre-vingt-dix du dernier siècle. Je n'en parlerai pas
ici. L'histoire se gardera de l'oublier. Que ceux pour lesquels
il ne s'est pas trouvé suffisamment de place dans ce périple
ne m'en tiennent pas rigueur, d'un côté de la mer
Adriatique comme de l'autre. Je pense à eux en cet instant,
si peu propice à la Méditerranée.
Nous approchons la mer avec le souvenir de la mer, des senteurs
de pins, de résine ou de lavande, de myrte, de romarin
ou d'immortelle, du vent qui les apporte et les emporte. Souvenirs
de jeux d'enfant sur la grève, les paumes remplies de sable
et de petits cailloux arrondis, tout a déjà été
dit, au commencement ou à la fin de nos récits.
De nos jours bien des images, vraies ou altérées,
se sont imposées. Les photographes suivent les chemins
qu'empruntaient les chorographes. Les vieilles photographies,
grises ou brunes, couleur de sépia ou de cendre, liées
en rouleaux ou collées dans des albums aux pages jaunies,
furent nos premiers atlas. Elles présentent, elles aussi,
l'histoire de la mer: port avec son môle, arrivées
et départs, gestes d'adieux ou d'accueil, voiliers et bateaux
à vapeur, paquebots, promeneurs sur la rive, portraits
de groupes, réunions de familles ou de société,
cérémonies et fêtes, puis une crique ou une
calanque, une baigneuse qui y nage, nue. Sur le littoral occidental
le soleil descend derrière les montagnes, sur l'oriental
il sombre dans la mer. De chaque côté de ce bras
de la Méditerranée, les crépuscules sont
différents.
La rive occidentale, bien que plus courte, est plus riche que
l'orientale. Sur celle-ci la mer est pourtant plus pure. L'Adriatique
est, dit-on, "une Méditerranée en petit",
un résumé de tout son passé. Elle est également
sillonnée par les chemins qu'ont suivis les peuples, les
religions et les trésors. Sa côte balkanique est
à nouveau ébranlée par les troubles venant
de l'arrière-pays. Le rivage de l'Apennin a aussi un entourage
qui ne lui est guère enclin. D'un côté comme
de l'autre, il y a de plus en plus de nostalgie, de moins en moins
d'espérance.
A l'heure présente, l'image même de l'Adriatique
est éclatée. Parfois les mers aussi semblent sombrer
avec les pays qui les entourent. Que pouvons-nous faire pour qu'il
en soit autrement?
Cette question suspend notre voyage et termine ce récit.
(traduit du croate par Mauricette Begitch)
|
|