GIOIA
COSTA ARTICOLI CARMELO BENE EST MORT
A ROME
Carmelo Bene est mort à Rome, la nuit du 17 mars. Avec lui, une page du
théâtre se referme, elle disparaît. Carmelo Bene na pas
été seulement un magnifique acteur, il a été aussi,
à plusieurs titres, le plus grand auteur de la scène italienne.
Il est difficile de décrire son parcours: il na jamais cru dans la
chronologie ni dans la linéarité, et ce nest pas un hasard
sil a été si lié à Gilles Deleuze. Sa vaste
production ne peut être saisie quà travers des cercles et des
volutes : à travers une page, une mélodie, une image, se sont rencontrées
des écoles lointaines dans son théâtre, et il a marqué
ce quil a touché ; sa présence était nourrie dune
liberté qui avançait toujours par anticipation. Il y a aussi sa
voix inoubliable, sa maîtrise de linstrumentation phonique, des lumières
et des échantillonnages du son, sa manière davoir transformé
lidée même de composition. Ces transformations sont tout aussi
sensibles au théâtre quau cinéma, dans la littérature,
la vidéo, la traduction et la poésie. Son premier film, Notre Dame
des Turcs (1968), est encore aujourdhui dune modernité saisissante,
et Salomé (1972, 50 minutes, 7000 photogrammes) a bouleversé la
pratique du montage, anticipant les éclats des visions qui, aujourdhui,
occupent les écrans. Il a été le premier a faire de "lécriture
scénique" une pratique artistique, et ses "Concerts pour acteur
solo" ont réuni dans les places dItalie - à Bologne pour
son inoubliable lecture de la Divina Commedia ou à Recanati pour Leopardi
-, un public qui navait jamais été touché par la poésie.
La transposition en vidéo de ses spectacles est encore aujourdhui
un exemple délaboration de limage, où la caméra
ne fonctionne pas pour limiter lil, mais comme une écriture
nouvelle. Il y a enfin le choix des textes, toujours retraduits par lui dans un
italien magnifique, qui a ouvert la langue à de nouveaux souffles, à
de nouvelles ampleurs, à de nouvelles sonorités. Comme son Hamlet
: il la mis en scène cinq fois au théâtre, dont la première
en 1961. Parfois le plateau était désert, parfois peuplé
de figures : des acteurs, des chanteurs, des statues de plâtre. Parfois
ils jouaient avec leur voix, parfois en playback, parfois, enfin, il ny
avait que des gestes. Ses mises en scène de Hamlet avaient les mots de
Shakespeare ou de Jules Laforgue. Et il y a eu aussi beaucoup dOthello,
où les quarante centimètres du mouchoir se muaient en une scène
entièrement blanche et rendaient blanche aussi la peau du More de Venise.
Ses Macbeth, dont les humeurs, les peurs et les désirs étaient exprimés
par des étoffes admirables ; les Pinocchio, où le joujou en scène
était labsurdité du vouloir. Penthésilée, de
même que son Achilleïde, incarnaient la disparition du sens, la dissolution
du derme, et de la chair ne restaient que quelques lambeaux, morceaux de linorganique
représentés par des poupées dont on ne pouvait pas recomposer
les membres. Carmelo Bene est revenu plusieurs fois à Maïakovski,
à Leopardi, à Essenine, à Dino Campana, et leurs vers devenaient
tumulte, langueur, révolte et nostalgie. Au fond, il a toujours fait le
même spectacle, sans pourtant se répéter. "Je suis là,
là où je ne suis pas" disait-il à lactrice qui
répétait Lady Macbeth seule sur scène, en 1983. Depuis le
parterre, il organisait les gestes, la console, les voix. Une fois de plus, il
allait plus vite que les autres. Personne ne connaissait le théâtre
mieux que lui, et les réinventions picturales ou littéraires ont
peuplé ses spectacles de références à partir de la
culture et de lart italien, en lui redonnant toute sa splendeur. Son absence
nous fait sentir un peu plus seuls ; il nous laisse un univers dimages,
où la Bienheureuse Lodovica Albertoni se libère du marbre qui lenveloppe
pour révéler une sensualité enchâssée depuis
des siècles, où Lorenzaccio lutte avec le Temps et découvre
la distance entre lacte et leffet à travers la dyschronie du
bruit. Reste son exaltation inégalée de la beauté, qui a
trouvé en Lydia Mancinelli un corps splendide. Reste, surtout, notre effarement
face à son absence. Aujourdhui, le théâtre est devenu
plus étroit. Désormais, cest le réel qui nous attend,
Carmelo a emporté avec lui la lumière et lémoi.
Linvitée de la semaine, LHumanité, 18 mars 2002 <
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