GIOIA
COSTA ARTICOLI LA OU JE NE SUIS PAS
" Là où je ne suis pas "
Avec la mort de Carmelo Bene, le théâtre devient un peu plus petit.
Cest une approche du théâtre qui disparaît et le vide
est immense. " Je suis là, là où je ne suis pas "
disait-il en 1983 à lactrice que préparait un Macbeth dans
lequel elle devait répéter les scènes à deux sans
lui. Il était une fois de plus en avance sur son époque parce que
là où il était absent, cest là où personne
ne peut le remplacer. Carmelo Bene na pas été seulement
un acteur émouvant, il a été aussi -à part entière-
le plus grand auteur du théâtre italien. Cest lui qui a inventé
" lécriture de scène " comme pratique créative
et qui a fait de la voix un corps vif et dénuant. Cest lui encore
qui a transformé les interprètes en morceaux de scénographie
: avec le play-back, la statuaire, les musiques et le chant, les corps devenaient
végétaux, mobiles et fluctuants, harmonieux et médusées.
Ils accompagnaient les paroles des grands auteurs et poètes à qui
Carmelo Bene a dédié son temps et avec qui il a parlé toute
sa vie. Il a été aussi une voix dune puissance et dune
beauté qui est au-delà des registres de la scène, et ses
traductions ont donné à litalien une ampleur et une richesse
à ouvrir le souffle. Il raconte dans son Autobiographie quune
soir, lorsquil se démaquillait, il a vu entrer dans sa loge Jacques
Lacan. Ils se sont longuement regardés en silence à travers le miroir
et, lorsque Lacan est parti, a dit : "Dans tout cas, il sait ce quil
fait ". Ses traductions des classiques, sa manière de lire la poésie
qui a créé un style, mais aussi lapparition soudaine de musiques
en scène, puissantes comme lentrée dun nouveau personnage,
ont peuplé ses spectacles de références qui sont limage
la plus haute de la culture et de lart italien. Son départ nous fragilise
et nous laisse en proie aux assauts de bruits insensés par lesquels la
vie est assiégée. Depuis quelque temps, il disparaissait. Après
sa sévère interdiction de publier une seule photo, à loccasion
de la dernière Achilleide, les journaux ne montraient plus quun carreau
blanc dont linscription disait : " dans limage, Carmelo Bene
". Il préparait son enterrement, il voulait même le mettre en
scène, mais personne a pu le suivre, cette fois, personne en a eu le courage.
Carmelo Bene voulait la mettre en scène, la fin. Et, le jour après
sa mort, le directeur du programme culturel de la Rai, qui était en train
de monter avec lui lOthello depuis deux ans, a reçu une lettre, écrite
cinq jours avant, dans laquelle Carmelo Bene déclarait fini le montage
du film. Comme sil avait décidé que lOthello était
le dernier geste avant le silence qui nous attend. Dans sa manière dêtre
inaccessible, dans ses féroces apparitions polémiques, il représente
le cur du théâtre italien de la dernière moitié
du XXè siècle et les artistes, même les plus jeunes, le reconnaissent
comme le Maître, la référence privilégiée de
toute recherche et esthétique de la scène. Comme à écrit
le 19 mars dernier Jean-Paul Manganaro, dans un article où la douleur de
labsence était retenue par une écriture émouvante et
digne, Carmelo " était amour du théâtre, un amour tellement
passionné quil devenait violemment possessif et incontrôlable,
excédant. Il était aussi excessif, dun excès antique
et intransigeant, stendhalien, qui nexiste plus, que lon ne retrouve
plus néanmoins dans les biographies stendhaliennes, qu lon
retrouve seulement dans les Chroniques italiennes, caractère ancien et
archaïque qui regarde et détruit pour vérité, une vérité
sans problèmes, sans dialectiques, sans aphorismes, ans métaphores.
Grandeur arcane de la scène de Carmelo, enfant, grandit enfant, vécu
enfant, grandeur dun antique couleur italien quon ne retrouve plus,
grandeur dun avancer/démarche avec la violence forcenée et
puissante, avec un dernier lueur dempire dans les yeux". Ce portrait,
fait par la personne qui mieux a connu et aimé luvre et la
personne de Carmelo Bene, est une bouchée dintensité retenue,
et aide à saisir un aspect moins connu de Carmelo, son être un gentilhomme
réservé, fier et puissant, doué dun goût pour
la vie qui semble être la réponse à la maxime : " ce
que la vie ma promis, moi à elle- je le maintiendrai ".Aujourdhui
encore son premier film qui remonte à 1968, Notre-Dame des Turcs, préfigure
le cinéma à venir. Lutilisation du montage accéléré,
tout comme labsence de linéarité narrative, ou ladoption
des alternances entre premiers plans, séquences et détails, sont
une leçon de composition de limage. Leçon poursuivie dans
Salomé où, en cinquante minutes, il monte sept mille photogrammes
et où, en plein milieu du film, il a changé lactrice principale,
Veruschka à la peau laiteuse, sans se préoccuper dun tel écart
visuel. Les réadaptations vidéo de ses spectacles, de Richard III
à Hamlet, représentent un exemple de transcription dans laquelle
lutilisation de la caméra ne constitue plus une limite à la
perception de lacteur lenrichit. Dans ses Quatre manières différentes
de mourir en vers là aussi, la lecture de Maïakovski réunit
lavant-spectacle -dans la vitesse, dans les revirements, dans la rupture
de tons, dans le changement de registres- à la tradition italienne du grand
acteur, concluant par un tumulte sonore à fort impact engendré soudainement
par sa voix. Un soir, lorsque il dirigeait la Biennale de Théâtre
à Venise en 1989, Pierre Klossowski lui demandait comment il pouvait ne
pas se tromper avec ces rythmes forcenés. Carmelo Bene lui répondit
en écarquillant les yeux : " Mais tout est faux ! Cest le seul
moyen de ne pas se tromper". Connu par les images que sa légende avaient
forgés, selon lesquelles il était inhumain, violent, inapprochable
et divin, Carmelo Bene était généreux et attentif avec ses
amis, et la richesse de sa conversation reste incomparable. Il avait le génie
du discours, et chez lui Kierkegaard et Schopenhauer, tout comme la qualité
du vin et les cendriers en argent, nourrissaient celui-là dimages
et didées. Comme la nuit dans laquelle le sur-Moi prenait place à
sa table pour raconter son éternel lutte avec le Moi : leur ancienne guerre
devenait ainsi le récit dun caprice entre deux prépotences,
dans lequel le sur-Moi, malade dexcès, trépignait sur la tête
du Moi pour simposer. Carmelo Bene savait rire, dun rire pur et humain.
Il lisait et relisait les mêmes auteurs, et il les convoquait dans le discours
comme dans les spectacles, dans lécriture comme dans sa vie. Son
manuscrit dHommelette for Hamlet était ponctué de notes en
marge parmi lesquelles on pouvait lire soudainement : " Convoquer Schopenhauer
" ou bien " Ceci est la Pietà, mais on ne le sait pas ".
Auteur romantique par excellence, Carmelo a fait vibrer les scènes du monde
entier, les conduisant avec sa voix merveilleuse dans des zones inexplorées.
Lutilisation des microphones, avec lesquels il a transformé la parole
en onde tumultueuse, reste inégalée. Il a su dominer le déchirement,
la déliquescence, la force et lélan dans ses "concerts
pour acteur en solo " pour lesquels il a été applaudi par un
public qui navait jamais été touché par la poésie.
Sa lecture de la Divine Comédie de Dante du haut de la tour de Bologne
est devenue une page danthologie de lhistoire du théâtre,
comme la nuit à Recanati, durant laquelle il a lu Leopardi devant une place
envahie de monde. Il a lu et relu les mêmes auteurs et, dune
peinture à un morceau de musique, dune poésie à un
monologue, dune page de philosophie au mouvement dune statue, les
artistes de tous les temps se sont rencontrés sur sa scène. Chez
lui, le jeu des correspondances a toujours été un approfondissement
de ce que les auteurs ignoraient de posséder. Il a voulu créer un
théâtre où jouir sans rien comprendre. Reste un univers dimages,
la " douleur bleue " de Maïakovski, la Signorina Felicita de Guido
Gozzano qui réapparaît au milieu des Hamlet de Jules Laforgue, le
robot brillant de la Cena delle Beffe de Sam Benelli, ce Lorenzaccio qui lutte
avec le Temps et découvre la distance entre lacte et leffet
à contretemps, son exaltation inégalée de la beauté
dune peau, dun lambeaux, dun objet. Restent les mélodies
et les étoffes légères qui donnaient les humeurs de son Macbeth,
les morceaux de papier déchirés et engloutis par les acteurs en
play-back, êtres suffoqués par la parole, et tous ces bouts de poupées,
fragments de lorganique, qui se démembraient sur la scène
du sens dans son Achilleide. Il reste surtout la frayeur face à labsence.
Penser quon ne le verra plus, quon ne sabandonnera plus à
sa voix, quon ne découvrira plus de nouveaux frissons devant ses
spectacles, est savoir que le théâtre aujourdhui est devenu
un peu plus petit, et sa beauté un peu moins insoutenable. Il emporte
avec soi lémoi et le déchirement grâce auxquels il nous
a fait aimer les rideaux de velours rouge et les nuits venteuses dans les places
dItalie. Apparso in Mouvement, revue indisciplinaire, numero 16,
avril / juin 2002
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