GIOIA COSTA CATALOGHI ENTR'ACTES

Croisements

La singularité d'un auteur comme Valère Novarina tiens dans sa pensée d'un nouveau rapport entre l'acteur et la scène: ses pièces rendent impossible l'approche ordinaire au texte, et tout acteur doit inventer un autre parcours avant de confier sa voix et son corps à une parole qui se rebelle aux mots.
Dans son théâtre, il ne cherche pas à mettre en scène des situations, à raconter des évenements, mais plutôt à révéler, par la parole, des corps dont la nature est sonore. Là réside la grande innovation de son écriture : le théâtre qui surgit de ses pages n'est pas un théâtre de personnages ; on y rencontre des figures de langue, dont les mots sont de chair, c'est à dire que la chair de ses personnages est constituée par leurs mots, qui montent et démontent le monde en l'appelant et en le nommant. Par l'organisation de sa page, le rythme possède un rôle central, et s'impose comme partition majeure de la pièce, qui est constituée sur des appels en écho qui traînent l'attention hors du tracé habituel, dans un parcours oral fait d'inspirations, de pauses, de mouvements entrelacés.
Cette manière de traiter la page comme un plateau de papier parvient à régénérer la langue: en regreffant dans les mots la force du son, Novarina en retrouve la racine première, et les mots ainsi manipulés réapparaissent avec une nouvelle urgence de sens, obtenue par le creusement et par la descente dans une écriture qui ne s'éloigne jamais de sa racine divinatoire, ni de sa logique rythmique.
Le rôle déterminant du rythme apparaît clairement dans L'Opérette imaginaire, pièce dans laquelle les chansons sont des noeuds d'énergie. Impossible de les isoler, elles sont le squelette de la pièce, et lui confèrent sa souplesse et son mouvement. En même temps, se sont elles qui lui permettent de se tenir droite. Elles assument la même fonction que la ponctuation : elles aèrent la page, la scène, et créent le mouvement de la situation, son allure et sa démarche.
Lorsqu'on choisit d'entrer dans l'univers sombre, inhabité et peuplé d'images de Valère Novarina, on s'aperçoit à quel point ses pièces sont nées dans le français, creusées en son coeur qu'il ne cesse d'affronter pour lui rendre une pureté originelle.
Pour restituer en italien cette opération d'affrontement il faut, je crois, écouter la page, afin de susciter un appel vertical entre le français et l'italien, vivant de ses lois antiques. Seulement alors peut réapparaître la vieille racine commune des langues, celle qui suggère un mouvement inconnu à la phrase. Quelque fois, pourtant, une image résiste à se laisser transférer docilement dans l'autre langue, car les mots ne sont pas toujours prêts à changer d'univers référentiel, et ils peuvent apparaître différents après leurs voyages. Pour affranchir le problème de la fidélité à la lettre du texte, il faut alors déplacer l'accent sur son corps, et essayer de rendre perceptible dans la traduction le mouvement de l'original, car le mouvement d'une langue fait partie de son corps, de sa nature la plus secrète. La traduction me semble s'enrichir lorsqu'elle parvient à trouver des équivalences qui peuvent ne pas effacer la chair verbal de l'original, ses racines rythmiques et culturelles, les échos et les blancs qui ont composé l'oeuvre.
Pour la traduction des essais (Le Théâtre des paroles et Devant la parole), la visée a été de transférer en italien le travail de l'écriture, de sorte qu'on puisse saisir ces savoirs linguistiques anciens que Novarina cite et élabore de nouveau sous des déguisements lexicaux ou stylistiques particuliers.
Pour les pièces de théâtre (L'Espace furieux et L'Atelier volant) la différence de sonorité de deux langues a été au coeur de la traduction. Il a fallu récréer en italien les mêmes scansions, mais aussi les mêmes mémoires que celles de l'original, pour ouvrir le souffle de la page. Ainsi, par exemple, la prière de L'Espace furieux a dû résonner comme une prière italienne, et "Notre crâne qui est en nous" est devenu "Cranio nostro che sei in noi".
De même, lorsque Novarina invente une parole (il ne s'agit jamais d'un jeu de mots), une ancienne étymologie apparaît. La création verbale est une manière de dépouiller la langue de la pauvreté de la communication, pour lui rendre son pouvoir prophétique. Ainsi, parmi les caractères imprimés jaillit le rythme, celui qui a fait tomber une parole dans un endroit de la phrase en générant, après, le mouvement de toute la page. Les vagues d'une parole provoquent une vibration, appellent les autres paroles, elles s'enchaînent mystérieusement, et révèlent un corps parlé qui invite au silence et à la contemplation.
Il y a une particularité à souligner : ce qui a fait de Valère Novarina un auteur de référence pour l'écriture contemporaine, c'est la rigueur de la forme. Dans ses pièces, il bâtît un univers où la parole est le fondement même du développement scènique, et les différents moments sont comme des masses autour desquelles s'organise le spectacle. Son théâtre n'obêit pas aux lois chronologiques ou dramatiques, et néaumoins aux dangers du psychologisme ou du naturalisme, il crée plutôt un équilibre basé sur une distribution de poids oraux. Par contre, lorsqu'il écrit des pages critiques, il s'accorde des élans, des rages et des douceurs imprévues, et sa manière de creuser le regard qu'un tableau de Piero della Francesca lui suggère, ou de saisir un vide que le théâtre Nô peut proposer, naît d'une vision qui lui appartient tellement qu'elle ne peut être contaminé. C'est dans ses pages critiques qu'il se dévoile, se révèle, adoucit la distance avec le lecteur. Normalement, c'est l'écriture critique qui impose la distance, tandis que l'écriture dramatique est censée être d'avantage libre. Cette inversion qu'il opère permet de relire son oeuvre entière comme la nécessité de générer une langue nouvelle, et on le suit de prés et de loin, soit dans sa passion, soit dans sa rigueur.

XII 2001



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